De toute façon, j’avais aujourd’hui autre chose à faire que de penser à ce vilain bonhomme. Mon attention toute entière était accaparée ailleurs. En effet, si aux yeux des gardes indifférents devant lesquels je passais je pouvais avoir l’air de fureter et vagabonder comme à mon habitude, je cherchais en réalité en endroit bien précis. J’essayais de me souvenir du lieu où j’avais surpris Ayshara tandis qu’elle s’en revenait d’une de ses escapades solitaires à l’extérieur des murs du palais. Il faisait encore nuit à ce moment-là et je profitais de la douceur naturelle de la région pour me promener au clair de lune. C’est alors que je perçus une bruissement à peine perceptible provenant d’un recoins du parc dans laquelle je me trouvais. Pensant à un intru, je me mettais immédiatement sur mes gardes, bondissant derrière un bosquet de fleurs. N’ayant pas d’arme, je me saisissais d’une pierre et je me tenais prête à me jeter sur l’envahisseur si nécessaire. Je n’eus cependant pas besoin d’en arriver là puisque, de l’ouverture qui venait de se former dans la muraille, une tignasse blanche et légèrement désordonnée s’extirpa silencieusement, accompagnée d’un parfum que je reconnaitrai entre mille. Curieuse, je décidais toutefois de ne pas me montrer comme je l’aurais fait d’habitude. Quelques instants plus tard, la jeune femme toute entière était sortie, refermant derrière-elle le passage dans un cliquetis mécanique avant de rentrer en grande hâte à l’intérieur du palais sur la pointe des pieds.
Depuis cette nuit j’étais rongée par la curiosité et Loup comme Agneau, qui semblaient aussi amusés et excités que moi, me tannaient sans cesse le cuir pour que l’on y retourne. Aussi, je profitais de ce bref moment de solitude pour me rendre au même endroit. M’assurant qu’aucun garde n’était dans les parages pour encore venir me dire que ce que je fais est interdit, j’entreprenais d’inspecter minutieusement chaque centimètre carré du petit jardin, dans l’espoir de découvrir par quelle magie le mur s’était ouvert. Après presque une demi-heure à renifler l’air dans tous les sens et à retourner tous les arbustes et pots, je restais toujours bredouille. Alors que je m’apprêtais à prendre une pause « bien méritée » sur le parterre de fleurs, j’entendis une voix que je ne connaissais que trop bien raisonner dans les couloirs du palais. Elyse me cherchait, elle arrivait et surtout, elle avait l’air particulièrement remontée que je lui fausse compagnie sans la prévenir. Sans perdre un instant, je me glissais derrière un buisson, dissimulée par un relief incrusté dans le mur. Alors que je me plaquais contre la paroi, je sentis mon coude percuter un élément dont la texture différait du reste de la pierre et l’instant d’après je basculais en arrière alors que mon support se dérobait à moi.
Lorsque je rouvris les yeux quelques secondes plus tard, mur s’était déjà refermé sur moi et je me retrouvais plongée dans une semi-obscurité. Grâce à mon flair et en suivant les parois relativement étroites, je parvenais malgré tout à me guider dans ce boyau sombre. Mon errance dura quelques minutes durant lesquelles je descendais ou remontais un certain nombre de marches jusqu’à tomber finalement sur un cul-de-sac. Heureusement pour moi, le mécanisme d’activation était de ce côté bien visible, un genre de levier dépassant d’une des parois. En l’activant, un nouveau grincement se fit entendre et le mur devant moi glissa silencieusement sur le côté, laissant brusquement entrer la lumière dans le tunnel. Après que mes yeux se soient remis du changement de luminosité, je constatais alors que je me trouvais désormais au pied des remparts du palais, dans le recoin d’une des fortification, bien dissimulé par un bosquet d’arbres et de buissons au feuillage épais.
« Nous sommes dehors ! »
M’extasiai-je alors qu’un flot de nouvelles odeurs et de bruissements inconnus m’envahissaient.
~ Enfin ! Je n’en pouvais plus d’être surveillé par cette mégère des sables ! ~
« Ne dis pas ça, Loup, elle fait ça pour nous aider ! »
~ Humpf. Un jour je dévorerai son âme. ~
Préférant l’ignorer, je retournais mon attention sur ce qui nous intéressait vraiment : le monde extérieur. Contrairement à l’intérieur du palais, la ville grouillait de vie. Chaque personne était habillée différemment, vivait et évoluait au sein de cette immense tribu similaire à une fourmilière. Je restais encore un moment à l’abri à observer les incessants va-et-vient, les marchands dont les échoppes débordaient sur le passage et qui invitaient à s’arrêter sur leur marchandise. Prenant finalement mon courage à deux mains, je décidais de sortir de ma cachette, non sans avoir maladroitement dépoussiéré mes vêtements. En effet, bien que je refusasse toujours de porter les tenues trop contraignantes de la cour, on m’avait finalement confié un ensemble plus léger et ouvert, ressemblant vaguement à mon ancienne tunique de peau, mais légèrement plus habillé et surtout, fait dans un tissu bien plus précieux et doux. Je me sentais comme un bambin faisant ses premiers pas sans l’aide de ses parents, prêt à explorer un monde immense.
Toutefois, la première impression se montra particulièrement décevante. Pleine de bonnes intentions, je me dirigeais vers le flot de passants, un large sourire aux lèvres et une main tendue vers le ciel en signe de salut.
« B-Bonjour ! Naä’vys ravie de faire connaissance à vous ! »
Je n’obtins pour seule réponse qu’une poignée de regards dédaigneux ou interrogatifs ainsi que quelques persifflages sur mon accent et ma locution imparfaite. Ne me laissant pas décourager, je retentais l’expérience deux ou trois fois encore, n’obtenant hélas pas de meilleurs résultats. Déçue de ne pas m’être fait de nouveaux amis, je me retrouvais finalement à errer distraitement dans les rues de la ville, sans trop oser m’écarter des murs finalement bien rassurants du palais. Très vite, mes espoirs furent remplacés par de cruelles désillusions. Au sein de cette foule, je n’étais plus un être unique et chéri comme au sein du palais et l’indifférence des membres de cette tribu me rappela les désavantages de la vie en société. L’air était chargé d’une puanteur humaine que j’avais appris à oublier auprès d’Ayshara, mélange nauséabond de sueur, d’urine, de métal et d’autres éléments que je préférais ne pas chercher à identifier. La foule était si dense qu’y circuler avec ma menue corpulence s’avérait être un véritable calvaire. J’avais l’impression d’étouffer et bien vite, ma tête commença à tourner et je fus prise de nausées. Du coin de l’œil, je repérais une ruelle sombre et qui semblait moins fréquentée. Sans perdre un instant, je me ruais à l’intérieur, bousculant et renversant les passants qui se mirent à hurler, ajoutant au brouhaha ambiant.
Ici au moins, je pouvais respirer. La fraîcheur offerte par l’ombre des bâtiments apaisait mes tempes douloureuses. Pour la première fois depuis des semaines, je me surprenais à regretter la jungle.
~ Nous pourrions y retourner tu sais. J’y ai encore des choses à faire. ~
Loup susurrait à mes oreilles comme un serpent qui voudrait persuader une jeune femme innocente de saisir le fruit défendu de ses désirs.
« Non. Il ne s’agit plus seulement de toi à présent, nous ne retournerons plus là-bas. »
Profitant du calme ambiant, je laissais mes pas me guider. De toute façon il me suffisait de lever les yeux au ciel pour retrouver le chemin du palais. Alors que j’errais dans les quartiers populaires, mon flair fut attisé par des senteurs qui ne m’étaient pas inconnues, loin de là. La trainée olfactive sucrée et appétissante me conduisit jusqu’aux pieds de la muraille extérieure. En débouchant dans une nouvelle rue, je trouvais en face de moi un grand bâtiment qui semblait dans un état de délabrement précaire et de laquelle provenait la délicieuse senteur. D’un pas léger et intéressé, je me rapprochais de l’origine de ma convoitise. Sur le côté, une porte avait été laissée ouverte, laissant s’échapper les odeurs que je poursuivais depuis un moment déjà.
« Si c’est ouvert, c’est qu’on peut entrer... non ? »
« Méfie-toi, Naä’vys, les règles ici ne sont peut-être pas les mê… »
Trop tard. Agneau n’avait pas encore achevé sa mise en garde que je pénétrais déjà dans la petite remise laissée sans surveillance. Ici étaient entassés bon nombre de victuailles et de ressources, mais un seul sac en particulier attisait ma convoitise. Après avoir passé plusieurs minutes à défaire les nœuds qui m’empêchaient d’accéder à son contenu, j’en déchirais finalement le côté d’un bon coup de dent, éventrant la poche qui laissa tomber au sol une poignée de petites tablettes brunes et onctueuses. Mon regard s’illumina en même temps que mon estomac se mit à grogner. Depuis ma rencontre avec Ayshara, j’avais pris l’habitude que l’on me gâte de ces sucreries appelées « chocolat » et dont je raffolais par-dessus tout. J’en salivais tellement que je peinais à retenir l’écume entre mes lèvres et après une ultime demi-seconde d’hésitation, je me jetais à pleines dents sur ce véritable trésor de gourmandise, ne prêtant même pas attention à l’ombre menaçante qui se profilait à l’entrée et aux appels de Loup et d’Agneau.