Un rendez-vous diplomatique amène Lucifer à se rendre sur l’un des ports annexes d’Ikusa, bien moins fréquenté que le principal où se déroulent toutes les plus grosses transactions et les grandes réceptions d’émissaires étrangers venant à la capitale du Reike par bateau. Dans le cadre de cette rencontre, le bel ambassadeur doit accueillir un confrère diplomate qui revient de Benedictus par voie maritime, c’est l’occasion d’échanger les nouvelles afin de pouvoir les transmettre au plus vite au couple royal. Étant sous le joug de la reine, c’est à elle qu’il faut faire son compte rendu, alors il vaut mieux s’accorder sur l’ordre d’importance des informations, la valeur de chacune d’entre elles, ce genre de détails en bref.

Cependant, ce cadre un peu plus discret est aussi l’occasion de voir des spectacles bien plus déplaisants: l’esclavage n’est pas quelque chose qui dérange foncièrement Lucifer, c’est dans la culture du Reike et sa famille disposait de nombreux servants, la plupart des esclaves à l’origine mais qui furent très bien traités à l’époque. Bien que cela ne le dérange pas de voir des esclaves arrivés par bateau jusqu’ici, c’est la façon dont certains esclavagistes se comportent qui le feraient presque imploser parfois. Oui, il sait que c’est eux qui conditionnent la plupart des esclaves pour qu’ils soient dociles et ne se rebellent pas une fois qu’ils sont achetés par leurs nouveaux propriétaires, mais ce n’est pas une raison pour oublier qu’ils sont tous des êtres vivants et qu’aucun ne mérite de recevoir des coups par simple sadisme.

Un petit bateau, presque à l’allure d’un bateau de pêcheur, semble malheureusement abriter ce genre de salaud: un humain d’une quarantaine d’années est en train de terroriser un petit groupe de sirènes enchaînés par le cou, jusqu’au mât du bateau. S’il avait su qu’une scène pareille se produirait, il aurait fait en sorte de ne pas arriver avec autant d’avance. Détourner le regard ne semble pas possible non plus, les cris des pauvres sirènes se font entendre alors qu’il les frappent sans retenue.

*Non, Lucifer, tu as d’autres objectifs qui t’obligent à faire profil bas et à avoir le comportement parfait, pour être insoupçonnable. Si tu t’en mêles et que tu attires l’attention, ça va te retomber dessus potentiellement et ça va te mettre hors jeu pour la suite. Il faut faire avec, quoi qu’il se passe.*

La scène est tellement affreuse qu’il remarque que les gens présents sur le port se dispersent peu à peu, juste dans le but de ne plus subir cet affreux spectacle. Le pire, c’est que personne ne semble bouger le petit doigt et, malgré son envie d’intervenir immédiatement, Lucifer est pieds et mains liés. Il a déjà vu son père infliger des châtiments cruels à leurs servants quand ces derniers faisaient preuve de désobéissance, mais ça n’a jamais égalé ce qu’il voit et entend là. Lui-même ne sait pas si un tel comportement de la part de l’esclavagiste serait toléré par le couple royal. Enfin, Tensai est un véritable enfoiré qui a pris le Reike et tout détruit sur son passage, il serait sûrement en train d’en jubiler.

Les veines des yeux de Lucifer deviennent lentement rouges, ça devient trop pour lui et lorsqu’il voit un marchand d’armes au coin de la rue, il commence lentement à se diriger vers lui. Dommage, il n’a pas pris sa lance avec lui, mais s’il en achète une maintenant, il dira que c’était pour faire un joli cadeau à l’émissaire qui rentre de mission. Cependant, quelqu’un semble avoir pris l’initiative de se mêler de tout ça avant lui, qui est donc cette personne courageuse?

Par chance pour ses pauvres sirènes, une jeune femme est intervenue pour protester contre les pratiques plus que honteuses de l’esclavagiste. Ce dernier profite de sa position pour clairement exposer son sadisme et, au fond de lui, Lucifer est prêt à remercier n’importe quelle divinité pour avoir envoyé quelqu’un les aider, même s’il n’est pas du tout croyant. Cette femme à la chevelure bleue a vraiment du cran et du courage de s’exposer à un tyran pareil, alors que l’ambassadeur reikois se trouve bien honteux d’avoir préféré ses intérêts personnels avant ceux d’autrui. Il n’aurait pas à le faire si ce maudit roi n’avait pas usurpé la couronne et condamné tout le peuple du Reike à souffrir sous son règne. Pourtant, d’autres mots de l’esclavagiste vont ramener l’homme aux pupilles rouges à la réalité.

La sensation de ses poils qui se hérissent le long de son échine revient en un seul instant à Lucifer lorsqu’il entend le salopard dire qu’ils “vont bien s’amuser ensemble”, en parlant de lui et des sirènes esclaves. Cette fois, il est convaincu que s’il n’agit pas, même en faisant le minimum, il le regrettera amèrement pendant longtemps si cette femme se fait agresser à son tour. Claquant quelques pièces sur le comptoir, le total correspond à la somme requise pour la lance qu’il saisit juste après, l’ex officier soldat du Reike serre le manche de l’arme de sa main droite tout en avançant droit vers là où se déroule la scène.

Tant bien que mal, Lucifer se contient intérieurement pour essayer de ne pas laisser ses émotions prendre le dessus au fur et à mesure qu’il s’approche. Il entend difficilement ce qui se dit ensuite entre la jeune femme courageuse et le moins que rien esclavagiste, seul son regard suit réellement l’action, le préparant à bondir au moindre mouvement de travers de l’individu. Une fois à proximité du bateau, l’ambassadeur garde l’arme baissée et dans sa main mais son regard sérieux en dit long sur le fait qu’il n’apprécie guère ce qui se passe devant lui.

“Qui que vous soyez mon cher, je vous conseille d’écouter attentivement ce que cette brave jeune femme a à vous dire. Je suis aussi curieux qu’elle d’entendre votre plaidoirie…”

Menacer ouvertement l’homme d’âge mûr face à lui risque encore une fois de lui apporter bien des ennuis, mais s’il tente quoi que ce soit d’idiot, à cette distance, Lucifer n’aura aucun mal à agir, et il se doute probablement que la jeune femme n’aurait pas couru jusqu’ici si elle n’avait rien pour… Ça se trouve, elle n’a peut-être écouté que son courage pour leur venir en aide, là où lui s’est contenté d’attendre que quelqu’un le fasse à sa place… Il n’a l’air que d’une vaste blague devant un acte si brave, ce qui ne peut l’empêcher un petit sourire et de laisser s’échapper un simple mot à peine audible.

“Merci…”

Ce mot est destiné à la vaillante demoiselle, mais le regard de Lucifer est toujours braqué sur l’esclavagiste et il risque de ne pas le lâcher un seul instant.

La jeune femme ne semble pas se laisser démonter par l’esclavagiste sans gêne qui a cessé de s’intéresser aux sirènes près de lui depuis un petit moment à présent. Ces dernières semblent s’occuper de celle qui est le plus blessée, elle est apparemment encore consciente mais saigne assez pour que ça devienne dangereux si on ne s’occupe pas rapidement d’elle. Lucifer observe et écoute attentivement la discussion entre les deux personnes devenus le centre d’intérêt de cette partie du port, même lui est presque devenu invisible alors qu’il se trouve à proximité d’eux. Dans un sens, c’est tant mieux: cela lui évitera d’avoir des rumeurs sur lui comme quoi il s’implique dans des affaires qui dépassent sa juridiction.

Cette conversation pourrait bien durer, mais le beau brun sait qu’il dispose d’un moyen d’obtenir les réponses, mais faire le premier geste vers l’inconnu risque de lui causer bien des ennuis, alors il va devoir ruser. Lucifer s’approche discrètement des sirènes esclaves pour leur tendre sa main non armée, celle-ci contenant un simple mouchoir blanc pour qu’elle puisse essuyer le sang sur leurs visages. Cela va sans dire que l’esclavagiste le remarque immédiatement malgré le fait qu’il parle avec la courageuse femme, mais c’est ce que voulait l’ambassadeur. L’honteux personnage tente de mettre un coup au noble pour essayer de le repousser de là, de le faire fuir de sa probable marchandise, Lucifer va parer son poing sans grande difficulté, mais ce contact, il va le prolonger un peu, juste assez pour aller lire dans son esprit ce que ce cher esclavagiste pense et sait à propos des sirènes qu’il retient.

“Quel dommage que vous ayez acheté ces sirènes à un braconnier qui les a capturées en mer sans qu'elles aient commis le moindre crime, n’est-ce pas?”

Son regard se plante dans celui de l’homme, alors que son sang recommence à bouillir à chaque information qu’il apprend en plus. L’inconnu prend peur, il n’est pas du genre intelligent, mais les détails que donne Lucifer concernant l’acquisition de ses soit-disantes esclaves sont trop précis pour ne pas être liés à une magie qui lui permettrait de tout découvrir.

“Je vous déconseille vivement de vous en prendre à qui que ce soit ici, sans quoi je vous promet que les lois reikoises seront le cadet de vos soucis… Mademoiselle, veuillez prévenir la garde, qu’ils viennent arrêter cette immonde personne. Vous avez bien fait de le confronter ainsi.”

L’ambassadeur ne souhaite pas recevoir les mérites de ce qui est en train de se passer, ils n’en ont probablement pas fini avec cet individu, mais il est à présent prêt à aider la courageuse femme dans sa démarche pour libérer les sirènes de ce tortionnaire!