Depuis qu'il avait croisé une cheffe de brigade des forces de l'ordre républicaines, Soren se faisait extrêmement discret à Liberty. Une ambivalence habitait cependant son esprit : celle, d'un côté, de participer à la déchéance de sa propre nation et de pouvoir y jouer un rôle premier en profitant du chaos pour écraser autrui et se hisser plus haut au pouvoir pour atteindre ses cibles, qui lui procurait beaucoup d'excitation, et celle de l'autre côté qui lui faisait réaliser que toute aberration de sa part pouvait désormais lui être fatale et porter un coup létal à ses plans les plus calculés, réfléchis, échaffaudés sur des années.

Autant vous dire que le faire-part arrivé dans le lieu provisoire où il vivait lui mit quelque peu l'épouvante aux tripes. Qui savait où il était à l'heure actuelle ? Était-il suivi ? L'instinct du bel ange lui hurlait de ne pas se rendre au point de rendez-vous donné. Pourtant, sa curiosité était certainement le plus grand meneur de toute son existence, et il avait quelque peu le sentiment qu'il n'avait pas affaire à n'importe qui. Comment cette enveloppe aurait glissé sous sa porte autrement ?

Il était évident qu'il fallait lever le camp et quitter les lieux. Entre Liberty et Courage, sa situation était de plus en plus précaire, et ce n'était certainement pas à Justice qu'il trouverait une once de sécurité, valeur qu'il avait abolie de sa vie depuis fort longtemps. Vivre dans la sécurité, c'était vivre soumis comme tous les autres républicains pusillanimes, ceux qui ne prendront jamais de risques pour faire bouger le monde avec eux.

Insolite, comme lieu de rendez-vous. C'était un quartier assez calme, juste à côté d'une grande artère qui brassait pléthore de monde en plein centre ville, mais c'était surtout l'adresse d'un bar que Soren avait déconsidéré il y avait déjà fort longtemps de par la piètre qualité des boissons servies et le service plus-que minable. Cependant, le prix des bières et des alcools forts défiait toute concurrence et attirait nombre de pauvres concitoyens.

Alors qu'il avançait dans son manteau blanc, large capuche rabattue sur ses mèches argentées, le regard jaune aux aguets au travers des plus petites ruelles, un bon petit peloton de l'armée passa non loin de lui sur le chemin principal, suivant la même direction que lui. Si les flics pouvaient autant se relâcher que ces demeurés, ça m'arrangerait pas mal, pensa-t-il tandis qu'il tira sur son col roulé noir pour le monter un peu plus haut, cherchant à se protéger du froid mordant et à cacher les tatouages qui dépassaient par la même occasion. Ces soldats semblaient bien relâchés pour une patrouille en pleine ville.

Mal-à-l'aise de traîner de jour aussi proche du centre, Soren tourna enfin à une rue pour tomber sur l'enseigne tant détestable : L'Arpenteur. Ca fameux bar miteux. Soupirant, il y pénétra et s'arrêta en bloc devant le même petit détachement de l'armée croisé auparavant, mais attablé ici, bruyant, buvant déjà. Plissant les yeux, l'ange scanna l'espace ; tout le monde semblait occupé par sa propre petite vie ou obnibulé par sa boisson probablement proche de la pisse de chat. Certains jouaient aux cartes, d'autres parlaient avec force et tonitruance... Un individu cependant accapara particulièrement l'attention de Soren.

Une véritable armoire à glace exhibitionniste était attablé de l'entrée, un cigare au bec. Bien que sa musculature suscitait grand respect, l'ange se mordit les lèvres, contrarié. C'était difficile de ne pas le reconnaître, traînant dans le grand froid torse nu paré de sa peau de Cerberus sur la tronche comme un excentrique. Vu son attitude, nul doute qu'il était l'émetteur de ce faire-part. Il était le seul à attendre, détaché de tous. Soren fit le lien entre lui et le peloton de l'armée ici présent. Autant dire que l'ange n'était pas rassuré, avec tout ce monde qui pouvait se retourner contre lui à n'importe quel moment.

"Oh. Serait-ce avec le magistrat Lodbrók en personne que j'ai rendez-vous ? Cela m'étonne qu'un tel lieu ait été choisi."

Tranquillement, Soren tira une chaise pour lui et s'assied à la table où se trouvait le magistrat, seul, éloigné de ses hommes. L'ange impur avait ses mains dans les poches, sur ses couteaux prêts à être lancés, quand bien même il eut la pensée sordide que ses lames ne seraient pas capable de passer à travers la peau d'un tel individu, quand bien même il était au milieu de n'importe qui qui aurait pu réagir et l'arrêter.

"En quoi puis-je servir le Magistrat Militaire de notre superbe cité méphitique ? S'est-on déjà croisés ? Vous avez besoin de mes services ?"

Son ton de voix était agréable, son regard mauvais. Il ne savait pas à quel point il était informé sur lui, autant maintenir la face d'alchimiste respectable et respecté par ses confrères de Liberty.
     

Un sourire des plus narquois habitait le visage de son interlocuteur, un sourire que Soren trouva détestable. Ce magistrat avait l'air arrogant, d'une confiance bête et aveugle envers lui-même, rayonnant de fierté qui gonflait à bloc ses propres muscles. Celui qui avait une confiance inébranlable en lui-même, c'était lui, Soren, et il avait horreur que quelqu'un prenne l'ascendant sur lui de but en blanc de la sorte. Pourtant, malheureusement, nombreux étaient les plus puissants que lui dans ce monde.

Quelques soupirs de fumée, un rire rauque et Soren entendit son propre nom sortir de la bouche de l'homme qui lui faisait face. Il se mordit l'intérieur de la joue pour maintenir un air neutre, se forcer à ne pas plisser les yeux dans un air dédaigneux. Kassem était redevenu sérieux et l'air était quelque peu lourds entre les deux hommes.

De manière fortuite, une serveuse vint déposer des verres d'alcool devant eux, une des meilleures substances de réconciliation entre hommes... Du moins, la plupart du temps. L'envie de boire passa très vite à l'ange quand il entendit le magistrat débiter toutes ses inepties et lui parler sur le ton de la familiarité, ôtant tout filtre entre eux. Bon, après tout, ils semblaient avoir un âge similaire. En l'écoutant, Soren en demeura coi et fit pianoter ses doigts sur la table, trahissant le mélange d'agacement et d'appréhension qui l'habitait alors. Il claqua de la langue avant de parler.

"Donc si je comprends bien, vous me faites venir ici pour me menacer de m'arrêter, mais vous ne vous impliquez pas dans la justice de la République, et vous ne semblez pas non plus nécessiter mes connaissances de bio-alchimiste." Il lui offrit un sourire chargé d'ironie. "Vous vous faites tellement chier, les magistrats militaires ? Vous n'avez que ça à faire, je suppose."

Ne mâchant pas ses mots, il prit le verre et le replaça habilement sur le plateau d'un jeune serveur qui passait juste à côté, pris au dépourvu.

"Pour m'amadouer, un bon whisky est un peu plus convainquant que cette espèce de piquette pas chère. Vous avez les moyens avec votre paye, non?" Il fixa ses yeux dans ceux du magistrat. "Entre nous, je n'ai pas besoin de vos services non plus. Je sais me protéger."

Il chassa la fumée de cigarette qui les séparait d'un mouvement de main.

"Mais si vous cherchez à collaborer, ou plutôt à avoir une main-mise sur moi alors que vous n'en avez rien à cirer des "criminels", vous ne devez pas être très recommandable comme personne si je peux me permettre, cher Kassem." Un de ses sourcils tressauta. "La République est pourrie jusque dans ses hauteurs, mais ça, je le savais déjà."

Il fit planer un dernier silence.

"Quel est ton plan ?"