Nehla !
La petite fille se fige, rentre la tête entre ses épaules et ferme les yeux. Comme si ce stratagème pouvait la faire disparaître, elle et sa potentielle bêtise. La voix de son père résonne à nouveau, un peu plus ferme cette fois. Dans un soupir, elle referme son grand livre et se dirige, penaude, la tête baissée, les pieds traînant sur le plancher de la librairie, le livre plaqué contre sa poitrine. Elle arrive devant son père et, sans lever la tête, lui tend l’ouvrage. Monsieur Theldj observe la couverture en secouant la tête avant de pouffer de rire.
Et tu y comprends quelque chose, à tout ça ?
Un peu, des fois c’est dur, alors oncle Ed’ m’aide des fois quand je sais pas.
C’est lui qui t’a… Enfin, laissons, je cherche ce manuel depuis des heures, et toi, tu es là, cachée dans un coin et tu… Ce n’est rien. Puisque ça t’intéresse tant… Tu vas m’accompagner, j’ai une livraison importante aujourd’hui.
Empilant quelques ouvrages sur le comptoir, il soulève sa fille pour l’installer sur le tabouret derrière le comptoir. Sans qu’il n’ait besoin de dire quoi que ce soit, la fillette ouvre le grand registre et attrape une plume qu’elle trempe avec précaution dans l’encrier. Le bout de sa langue se cale contre une de ses canines, et elle attend patiemment. Avec toute l’application dont elle peut faire preuve, elle inscrit le nom des manuels que son père lui dicte, relevant les yeux lorsqu’elle n’est pas sûre de l’orthographe pour qu’il lui épelle, puis elle pose sa plume sur la deuxième colonne.
C’est pour qui ?
Monsieur Dustseeker. D U S T S E E K E R. Marque donc Viktor pour le prénom. Avec un K ma grande. Voilà. C’est pour son fils à vrai dire.
Je pourrais lui expliquer si il comprend pas. C’est un peu dur quand même.
Elle pointe sa plume vers l’ouvrage qu’elle était en train de déchiffrer, et, sous le regard amusé et le léger rire de son père, se ravise, les joues rougies. Elle saute finalement du tabouret et enfile la cape que lui tend son père. Elle noue avec soin le cordon et déloge les longs cheveux noirs qui sont encore coincés sous le vêtement. Elle tend ses bras vers le gérant de la boutique et il dépose entre ses mains deux ouvrages, laissant bien en évidence le manifeste qu’elle étudiait, un air amusé et fier dans les yeux.
Ils prennent finalement la route, faisant retentir la petite clochette dans la boutique vide, avant d’en fermer la grande porte vitrée qui porte leur nom. Nehla suit son père dans les rues de Liberty, sans vraiment faire attention au chemin qu’ils empruntent, elle a déjà rouvert l’ouvrage et s’attarde sur certaines pages tout en marchant. Elle se cogne contre son père lorsqu’il s’arrête devant une grande porte. Il secoue la tête en claquant la langue et récupère les deux livres qu’elle tient, malgré toutes ses protestations.
Après quelques secondes, on les invite à entrer et à patienter dans un petit vestibule. Nehla retire sa cape et la donne à un très grand homme qui lui répond avec un petit signe de tête. Ne sachant comment réagir, elle lui sourit doucement et incline à son tour la tête. Satisfait, celui qu’elle prend pour un majordome, comme ceux des contes de fées, se retire avec son vêtement. Elle s’installe ensuite confortablement dans un petit fauteuil coloré, suppliant des yeux son père de lui rendre le manuel. Avec un soupir, il consent finalement à le lui donner. Elle avale à nouveau quelques pages, tout en demandant des précisions sur certains termes à son père.
Il faudrait que je note tout ce que je comprends pas, comme ça, la prochaine fois, je regarde. Mais j’ai pas de trucs pour écrire encore. Tu penses que je peux en avoir un ? Comme le registre, mais petit pour aller dans ma poche, comme ça si je marche, je peux écrire quand même et j’oublierais plus…
Son père la stoppe dans sa tirade en posant sa main puis il se lève avec un sourire en invitant Nehla à faire de même. Elle jette un œil à son ouvrage, glisse son doigt sur la page, et referme le manuel sur sa main pour marquer l’endroit où elle s’est arrêtée. D’un escalier descendent deux hommes immenses, l’un plus jeune que l’autre, à l’allure décidément peu commune. Les grands yeux émeraude de Nehla s’illuminent en reconnaissant quelques traits propres à certaines créatures décrites dans des livres qu’elle a déjà lus.
Son père avance de quelques pas en tendant sa main à l’homme qui semble le plus vieux, en inclinant légèrement la tête, tout comme celui à qui doit appartenir la maison. Serrant son livre contre sa poitrine, Nehla rejoint le libraire lorsqu’il lui adresse un signe de la main. Elle ne peut s’empêcher de laisser ses yeux virevolter d’un visage à l’autre, détaillant au plus vite ces deux curieuses personnes. Elle baisse doucement la tête avant de tendre sa petite main à l’homme qui a déjà salué son père.
Bonjour, je … Pardon !
Elle retire son doigt coincé entre les pages du livre et le tend à l’homme en même qu’elle tend à nouveau sa main.
Bonjour, je m’appelle Nehla, je travaille avec mon père et ça, c’est pour vous. Ou pour vous.
Elle se tourne avec son livre et sa main tendue vers l’autre homme, un léger sourire aux lèvres.
Et si c’est compliqué, je vous explique, mais comme vous êtes grand, vous allez sûrement comprendre très vite, en fait, c’est pas trop dur quand on connaît bien les mots, moi parfois, je comprends pas vraiment alors je demande de l’aide, mais vous aurez pas besoin de demander, je suis là et…
Nehla…
Pardon. C’est pour vous.
Elle baisse à nouveau la tête en s’approchant d’un pas avec son livre tendu, les joues légèrement rosées car elle s’est un peu laissé emporter et surtout parce qu’elle se fait souvent réprimander de la sorte par son père, alors que lorsque c’est sa mère qui parle pendant des heures sans s’arrêter, il ne lui dit jamais rien.