Liberty – Mois de janvier
Il commençait à se faire tard.
Le crépuscule avait jeté sur une ville qui ne dormait jamais vraiment un voile de ténèbres propices à ceux qui œuvrent dans l’ombre. En cette saison, les journées étaient plutôt courtes et le climat frais et sec : un hiver tout ce qu’il y avait de plus classique dans cette région de Sekai.
Alleria venait de parcourir une énième fois le dossier : une fumeuse histoire qui concernait les services d’immigration.
La situation d’Avril devenait instable et on faisait savoir à demi-mots à sa protectrice qu’il fallait aller falloir payer pour lui éviter une condition plus fâcheuse encore. Bien sûr, la cadette n’était guère au courant de tout ceci, dormant probablement sur ces deux oreilles dans cette auberge accueillant des réfugiés politiques de tous bords : la magistrate n’avait pas trouvé mieux pour elle pour le moment.
Tout ceci n’était pas normal, la régularisation ne devrait pas être si compliquée, en tout cas Alleria ne se souvenais pas de telles difficultés il y a un siècle de cela…
Les lois de la république avaient-elles tant changé que cela ? Impossible… En tous cas, elle le sentait bien : Liberty n’était plus aussi calme que jadis, d’importants changements étaient en marche, et elle ne pouvait se débarrasser d’une espèce de mauvais pressentiment.
Le vent était en train de tourner, charriant de lourds relents de corruption.
Pour quelqu’un qui vivait si longtemps, la gradée était parfaitement en mesure de reconnaître une situation qui allait de mal en pis avec le temps : la ville semblait sous tension, et cela faisait malheureusement les choux gras de délinquants en tous genres.
En outre, et il fallait bien le reconnaître, l’arrivée au pouvoir des Goldhearts n’avaient rien arrangé à la situation. De là à penser que les choses s’enveniment du fait du parti actuellement au pouvoir… Oui. Il n’y avait qu’un pas.
La République était plongée dans une ère de capitalisme exacerbé que la magistrate ne lui connaissait pas.
Certains dossiers de demande de naturalisation passaient assez rapidement, dans des conditions qui restaient à éclaircir, passant allègrement devant nombre de personnes dans l’attente et qui risquaient l’expulsion si l’administration ne donnait pas une réponse favorable à leur requête.
Quelque chose ne tournait pas rond… Cela faisait des jours qu’elle retournait le problème dans tous les sens, elle avait du mal à croire que la corruption pouvait atteindre ce genre de service public…
Il n’y avait normalement pas d’argent à s’y faire, mais depuis qu’elle veillait sur l’intégration d’Avril, Alleria mettant le nez dans des bizarreries plutôt alarmantes.
Quelque peu agacée elle écrasa lourdement son dos contre le dossier de sa chaise en soufflant du nez et en levant les yeux vers une horloge mise bien en évidence dans le bureau qui lui était réservé dans la maison bleue.
Un silence…
« Merde ! » Fit-elle brusquement, claquant sans ménagement la pile de document contre le bois de la table, comme pour exorciser sa frustration.
Quand les choses touchaient à la sécurité de sa sœur, la patience de l'orageuse était généralement très limitée.
La magistrate pensait être seule, du moins l’était-elle dans son bureau. Elle avait depuis bien longtemps congédié le garde chargé de l’escorter et son adjointe était certainement déjà rentrée chez elle depuis quelques temps, difficile à dire… Toujours était-il qu’elle n’était actuellement pas visible dans les parages.
« Kasen, n’as-tu vraiment rien vu ?... » L’élémentaire garda pensivement les yeux braqués sur l’horloge accrochée à sa gauche.
Et s’il était parfaitement conscient de la situation ? Et si en fin de compte…
* Non… Impossible… * Il faudrait plus que ça pour la pousser à douter de la noble lignée des Dhaamir, mais tout de même…
Elle ne lui avait pas parlé de cette histoire pour le moment, mais au vu de la situation qui devenait de plus en plus pressante vis-à-vis d’Avril, elle allait passer à la vitesse supérieure. Les menaces de déportation à moitié assumées se faisaient de plus en plus insistantes…
Les Dhaamir…
Le paternel avait récemment légué le flambeau à son fils, dans des conditions qu’Alleria s’expliquait fort difficilement. Magnus était parti sans prévenir personne, et n’était jamais revenu… Enfin, en tous cas, il n’avait jamais repris son poste, et n’était pas réapparu à la maison bleue.
Tout ceci n’avait pas de sens.
Lui ? Prestement terrassé par une malade au point de ne plus pouvoir se montrer en public ?
Alleria refusait de croire une seule seconde qu’une maladie ait pu l’écarter aussi vite de sa mission sans que personne ne la voit venir.
Cet homme était dévoué, corps et âme, et elle ne s’expliquait absolument pas cette situation, d’autant plus qu’hormis un peu de fatigue accumulée, il semblait plutôt en bonne santé.
La militaire avait connu sa mère, Aliénor, avant lui, et avait suivi toute sa carrière : depuis ses débuts jusqu’à sa révérence finale. Elle avait beaucoup de respect pour lui et avait toujours reconnu qu’il avait énormément apporté à la nation : restait à savoir si le fils serait digne du père.
Kasen n’était pas arrivé depuis très longtemps à la maison bleue, mais il semblait qu’il avait déjà plutôt bien fait ses marques. Alleria suivait son évolution avec bienveillance, mue par le respect qu’elle accordait au patronyme : elle n’avait toutefois pas l’intention de lui faire de cadeau si elle se rendait compte que l’arrivée du nouvel héritier avait ouvert une porte aux réseaux criminels.
Assurément, il n’était pas bête, mais il n’avait ni le recul ni l’aplomb de Magnus… Des personnes mal intentionnées auraient-elles pu en tirer parti ? Se service de cette petite instabilité de la passation du flambeau ? Cela restait à définir, et la magistrate comptait bien démêler la vérité, où qu’elle l’emmène.
La soirée n’était pas encore trop entamée et elle préférait confondre le nouveau visage des Dhaamir dans un contexte plus privé, loin des oreilles indiscrètes. Alleria ne savait plus en qui elle pouvait avoir confiance hormis quelques rares personnes, dont les représentant de cette famille de diplomate faisaient encore partie.
« Hmf… C’est parti. »
***
Trois coups portés à la porte, le silence s’ensuivit. Alleria, toujours en tenue de fonction, patientait, laissant son regard flâner sur les arbres et arbustes soigneusement entretenus du jardin de la vaste demeure familiale dans lequel vivait l’actuel magistrat de la diplomatie.
Ces gens là avait un goût plutôt prononcé pour l’élégance et l’irréprochabilité : pour tous ceux qui avaient pu côtoyer Magnus dans ces belles années, cela n’était pas étonnant.
Même Aliénor avait cette tendance, et Kasen semblait honorer lui aussi cette tendance à la propreté et à la perfection là où on pouvait encore la trouver en ce bas-monde.
La lourde porte pivota, s’ouvrant sur un être minuscule aux yeux de la femme, plutôt grande.
« Toujours de service, à ce que je vois. » Lança-t-elle, laissant un maigre sourire amusé, un brin ironique à l’adresse de la vénérable gouvernante, arrivée à ce poste depuis un bon bout de temps déjà.
Alleria était déjà venue ici, pour diverses affaires, elle appréciait la franchise décomplexée de ce petit bout de naine, dont l’apparence un peu flétrie ne représentait nullement l’énergie véritable.
« Non mais r’gardez que v’la. » Son regard vif étincela tandis qu’elle levait les yeux vers l’élémentaire. « Z’avez encore grandi non ? Arriv’ra un jour vous pass’rez plus c’te porte. » Son accent était haché au couteau, mais Alleria connaissait déjà le personnage.
« Oh, cela vous ferait bien trop plaisir. J’ai passé l’âge. » Elle la considéra tranquillement. « Peut-être qu’avec le temps on perd quelques centimètres. Qui sait ? Belle énergie néanmoins. »
« Arf ! N’m’en parlez pas ! Hmf… Vous m’filez du mauvais coton magistrate, m’enfin, parlons peu, parlons bien, vous voulez. Z’êtes pas là pour tailler l’bout d’gras avec moi j’imagine ? »
« Il faut que je parle à Kasen. » Le petit air amusé qui était jusque là resté accroché à son visage s’effaça quelque peu, laissant place à une expression plus grave et sérieuse. « C’est une affaire importante Griselda… Je suis navrée de venir sans prévenir, mais ça pourra difficilement attendre. »
« Hop hop hop ! Pas d’messe basse sans curé ! J’men vais voir si m’sieur Dhaamir est disposé à vous r’cevoir. » La porte s’ouvrit un peu plus. « N’restez donc pas dans l’froid comme ça, qu’est-ce qu’on va penser d’nous si vous g’lez sur place. »
« Merci. »
La militaire fit mine d’entrer, mais soudainement, la naine se posta dans ses pattes, lui coupant le passage.
« Toute magistrate qu’vous soyez, z’allez essuyez vos vilains ripatons avant d’rentrer ! »
« Ah… Oui, bien sûr. »
A peine Alleria eut-elle le temps que s’exécuter que la petite gouvernante trottinait déjà d’un pas énergique, disparaissant au détour d’un couloir.
La jeune femme soupira, la vieille Griselda était toujours égale à elle-même, et son caractère bien trempé se frottait sans problème à l’impulsivité bien connue de l’élémentaire qui ne la recadrerait jamais ici : la naine était maîtresse ici, et Alleria respectait cela sans problème.
Aux éclats de voix qui se firent entendre, la gouvernante « encouragea » prestement un autre domestique avant que sa douce voix ne s’éloigne à nouveau.
* Toujours un sacré pitbull celle-là. * Songeait la jeune femme, qui ne se rendait pas forcément compte qu’elle-même partageait certains traits de caractère avec la naine.
***
Quand la dirigeante revint, armée de sa redoutable prose, elle invita la magistrate à la suivre, sans grande surprise.
Alleria passa donc dans ces couloirs richement décorés, qu’elle avait déjà visité par le passé. A quelques détails près, la demeure des Dhaamir semblait comme figée dans le temps : peu de choses avaient réellement changé. Et bientôt, escortée de Griselda, elle put entrer dance la pièce où l’attendait son confrère magistrat.
« Bonsoir Kasen. » Fit-elle d’un ton posé, l’élémentaire avait tendance à appeler les gens par leur prénom, une vieille habitude de ses longues années de roublardise. Pour certains, c’était uniquement par praticité, et pour d’autre c’était par bienveillance. « Désolée de me présenter ici si tard. Comment se porte votre père ? »
Alleria respectait la discrétion du magistrat sur ce point privé, et n’évoquait jamais ce sujet entre les murs de la maison bleue.
Elle ignorait si le fils serait disposé à communiquer des informations à ce sujet, mais cela ferait une entrée en matière, et elle n’était de toutes façons pas là pour ça.