Prologue, deux jours plus tôt.
Iria entra dans la Cour de Rhaesa sans un bruit, adressant un geste à l’homme à l’apparence bourru qui tenait la boutique pour le saluer. La taverne était tout ce qu’elle avait toujours été: un lieu animé où les éclats de voix se succédaient à la musique d’un musicien de passage, où les regards avinés des soldats étaient irrémédiablement attirés par le décolleté d’une serveuse ou les fesses d’une danseuse, où, tard le soir, les conversations venaient à s’envenimer et les coups pouvaient partir, d’où le grand gaillard qui montait la garde devant la porte d’entrée. Garvin Poigne de Fer, le nommaient les habitués: il avait été, il y a quelques temps, champion de l’arène pendant deux ans, rachetant sa liberté dès qu’il en eut l’occasion afin de vivre une vie tranquille. Mais ne vous y trompez pas, sa disparition du sol sablonneux de l’arène n’était pas un aveu de faiblesse: le demi-orc était encore en pleine possession de ses moyens et n’hésitait pas à se servir de sa force pour virer du bâtiment les clients indésirables.
L’espionne se rapprocha du comptoir, commandant la bière légère qui était la plus appréciée de la clientèle. Sa mine maussade fit lever un sourcil à l’aubergiste, qui n’avait pas l’habitude de voir une mine si sinistre sur le visage de la jeune femme. Il ne dit cependant rien: il savait bien que sa clientèle venait plus que d’habitude noyer ses soucis dans l’alcool depuis les événements du tournoi royal: la plupart des gens assis autour des tables de la salle commune portaient des insignes d’officiers de la Kyrielle - Dunarks, Lutenis, Khashis avec d’occasionnels Nylsarks. Il indiqua d’un geste de la tête une table dans un coin moins éclairé que le reste de la salle - Iria n’eût pas à le lui demander.
“J’ai deux… amis qui devraient me rejoindre sous peu. Un gaillard assez discret, barbu, avec un regard noir et une femme aux long cheveux noirs. Une beauté sans pareil, vous ne pouvez pas la louper. Pourrais-tu me les amener quand ils arriveront?”, lui demanda Iria d’une voix terne.
Le tavernier hocha la tête tout en tirant la bière que lui avait demandé l’espionne. Elle prit la chope en main dès qu’il la lui tendit, déposant au passage quelques piécettes sur le comptoir qui disparurent aussitôt dans la poche du tenancier ; puis elle se dirigea vers la table qu’il lui avait attribuée, s’affalant sur la banquette. C’était la première fois qu’elle sortait le soir depuis que Melma l’avait trouvée agonisante à sa porte: c’était cette dernière qui l’avait d’ailleurs encouragée à retrouver les lieux qu’elle fréquentait avant l’incident. La vie devait reprendre son cours, disait-elle. Iria leva les yeux au ciel. Ce n’était pas en reprenant ses vieilles habitudes qu’elle retournerait à la vie telle qu’elle était quelques mois plus tôt - que le sang qui coulait sur ses mains s’effacerait. Au moins sa main gauche était soignée même si une petite douleur persistait, songea-t-elle en buvant une première gorgée de bière. L’amertume du breuvage lui fit ravaler une grimace, lui rappelant la mixture au fouettard qu’elle avait dû boire trois fois par jour pendant un bon mois pour détoxifier son corps de toute l’herbe du diable qui avait pénétré son organisme.
Iria passa une main sous sa cape et sortit d’une poche dissimulée dans son uniforme deux feuilles de parchemin. Courtoisie de l’Oreille, c’étaient les fiches des profils des deux individus qui allaient la rejoindre sous peu. Tenla et Kemp avaient péri dans les gradins ce jour-là, et il était venu le temps de les remplacer. Le Maître-Espion avait laissé à Iria du temps pour se remettre de la tragédie qu’avait été le soulèvement des rebelles, mais elle savait qu’elle devait reprendre du service. Elle ne demandait que ça à vrai dire: pouvoir prendre sa revanche sur les loyalistes, ces conservateurs adorateurs de Vaenys qui refusaient leur défaite et le règne de Tensai. Mais tourner la page s’avérait difficile et la jeune femme pleurait encore la mort de celles et ceux qui avaient été tués lors des affrontements.
Le regard d’Iria finit de se perdre dans le vide et se replongea dans la lecture des feuilles qu’elle avait à présent posées devant elle. Elle les avait sélectionné parmi une quinzaine qui avait été mis à son service par son supérieur. Arwen Miradelphe tout d’abord: à vrai dire, c’était elle qu’elle avait sélectionné. Son passé et son taux de réussite en mission en faisaient un élément très intéressant. Informatrice hors pair, elle serait un ajout crucial à la cellule d’Iria. Puis venait Shawn Kanaan: il n’aurait pas été son second choix si il ne faisait pas si bien la paire avec Arwen - recruter l’un impliquait de recruter l’autre. Shawn était un peu plus imprévisible, moins fiable et trop mystérieux aux goûts de sa future supérieure. Si elle n’avait aucun doute sur la qualité du travail d’Arwen, elle se devait de tester son partenaire. Et elle avait la mission parfaite pour ça: elle rangea les deux fiches et en sortit une troisième: l’ordre de mission du jour. Enfin, de dans deux jours. Un sourire triste se lut sur le visage d’Iria alors qu’elle parcourait à nouveau le parchemin en avalant quelques gorgées de sa boisson.
Ce furent deux silhouettes s’approchant de sa table qui interrompirent la cheffe de cellule dans sa lecture. Elles correspondaient aux gabarits de ses nouvelles recrues, et un coup d'œil à leurs visages lui confirma que c’étaient bien eux. Elle se releva, repliant l’ordre de mission avant de le dissimuler dans sa poche et adressa un signe de remerciement au tenancier, qui lui adressa un sourire en retour. Elle intima à Arwen et Shawn de s’asseoir face à elle d’un regard, puis s’assit à son tour, parant son visage d’une expression enjouée - qu’elle savait peu convaincante.
“Bienvenue Arwen, Shawn”, dit-elle d’une voix rauque en soutenant un à un leurs regards.
“Je suis Iria Ar’Baek, votre nouvelle cheffe de cellule. Je tenais à vous accueillir comme il se doit avant de devoir vous envoyer en mission. Malheureusement, vos collègues sont déjà en opération à Kyouji, mais j’ai bon espoir de vous réunir tous d’ici peu.”
Elle sourit. Sincèrement cette fois: elle ne voulait pas les intimider. Leur statut, précaire jusque-là, balancés d’une cellule à l’autre sans avoir de point d’accroche réel, changeait tout de même aujourd’hui, et ils seraient sous sa responsabilité. Mais elle ne voulait pas passer pour une cheffe trop stricte ou trop directive. Le métier d’espion exigeait une certaine indépendance et beaucoup d’adaptation: elle n’était que le fil directeur qui les liait à l’Oreille, pas une commandante qui serait tout le temps sur leur dos. Elle reprit une gorgée de bière.
“Mettez-vous à l’aise, je vous en prie. Je ne vais pas vous mentir, j’ai déjà des projets pour vous deux. Mais j’aimerais vous entendre vous présenter, au-delà de ce que vos fiches de profil disent de vous.”, ajouta-t-elle, essayant de se montrer réconfortante.
Iria entra dans la Cour de Rhaesa sans un bruit, adressant un geste à l’homme à l’apparence bourru qui tenait la boutique pour le saluer. La taverne était tout ce qu’elle avait toujours été: un lieu animé où les éclats de voix se succédaient à la musique d’un musicien de passage, où les regards avinés des soldats étaient irrémédiablement attirés par le décolleté d’une serveuse ou les fesses d’une danseuse, où, tard le soir, les conversations venaient à s’envenimer et les coups pouvaient partir, d’où le grand gaillard qui montait la garde devant la porte d’entrée. Garvin Poigne de Fer, le nommaient les habitués: il avait été, il y a quelques temps, champion de l’arène pendant deux ans, rachetant sa liberté dès qu’il en eut l’occasion afin de vivre une vie tranquille. Mais ne vous y trompez pas, sa disparition du sol sablonneux de l’arène n’était pas un aveu de faiblesse: le demi-orc était encore en pleine possession de ses moyens et n’hésitait pas à se servir de sa force pour virer du bâtiment les clients indésirables.
L’espionne se rapprocha du comptoir, commandant la bière légère qui était la plus appréciée de la clientèle. Sa mine maussade fit lever un sourcil à l’aubergiste, qui n’avait pas l’habitude de voir une mine si sinistre sur le visage de la jeune femme. Il ne dit cependant rien: il savait bien que sa clientèle venait plus que d’habitude noyer ses soucis dans l’alcool depuis les événements du tournoi royal: la plupart des gens assis autour des tables de la salle commune portaient des insignes d’officiers de la Kyrielle - Dunarks, Lutenis, Khashis avec d’occasionnels Nylsarks. Il indiqua d’un geste de la tête une table dans un coin moins éclairé que le reste de la salle - Iria n’eût pas à le lui demander.
“J’ai deux… amis qui devraient me rejoindre sous peu. Un gaillard assez discret, barbu, avec un regard noir et une femme aux long cheveux noirs. Une beauté sans pareil, vous ne pouvez pas la louper. Pourrais-tu me les amener quand ils arriveront?”, lui demanda Iria d’une voix terne.
Le tavernier hocha la tête tout en tirant la bière que lui avait demandé l’espionne. Elle prit la chope en main dès qu’il la lui tendit, déposant au passage quelques piécettes sur le comptoir qui disparurent aussitôt dans la poche du tenancier ; puis elle se dirigea vers la table qu’il lui avait attribuée, s’affalant sur la banquette. C’était la première fois qu’elle sortait le soir depuis que Melma l’avait trouvée agonisante à sa porte: c’était cette dernière qui l’avait d’ailleurs encouragée à retrouver les lieux qu’elle fréquentait avant l’incident. La vie devait reprendre son cours, disait-elle. Iria leva les yeux au ciel. Ce n’était pas en reprenant ses vieilles habitudes qu’elle retournerait à la vie telle qu’elle était quelques mois plus tôt - que le sang qui coulait sur ses mains s’effacerait. Au moins sa main gauche était soignée même si une petite douleur persistait, songea-t-elle en buvant une première gorgée de bière. L’amertume du breuvage lui fit ravaler une grimace, lui rappelant la mixture au fouettard qu’elle avait dû boire trois fois par jour pendant un bon mois pour détoxifier son corps de toute l’herbe du diable qui avait pénétré son organisme.
Iria passa une main sous sa cape et sortit d’une poche dissimulée dans son uniforme deux feuilles de parchemin. Courtoisie de l’Oreille, c’étaient les fiches des profils des deux individus qui allaient la rejoindre sous peu. Tenla et Kemp avaient péri dans les gradins ce jour-là, et il était venu le temps de les remplacer. Le Maître-Espion avait laissé à Iria du temps pour se remettre de la tragédie qu’avait été le soulèvement des rebelles, mais elle savait qu’elle devait reprendre du service. Elle ne demandait que ça à vrai dire: pouvoir prendre sa revanche sur les loyalistes, ces conservateurs adorateurs de Vaenys qui refusaient leur défaite et le règne de Tensai. Mais tourner la page s’avérait difficile et la jeune femme pleurait encore la mort de celles et ceux qui avaient été tués lors des affrontements.
Le regard d’Iria finit de se perdre dans le vide et se replongea dans la lecture des feuilles qu’elle avait à présent posées devant elle. Elle les avait sélectionné parmi une quinzaine qui avait été mis à son service par son supérieur. Arwen Miradelphe tout d’abord: à vrai dire, c’était elle qu’elle avait sélectionné. Son passé et son taux de réussite en mission en faisaient un élément très intéressant. Informatrice hors pair, elle serait un ajout crucial à la cellule d’Iria. Puis venait Shawn Kanaan: il n’aurait pas été son second choix si il ne faisait pas si bien la paire avec Arwen - recruter l’un impliquait de recruter l’autre. Shawn était un peu plus imprévisible, moins fiable et trop mystérieux aux goûts de sa future supérieure. Si elle n’avait aucun doute sur la qualité du travail d’Arwen, elle se devait de tester son partenaire. Et elle avait la mission parfaite pour ça: elle rangea les deux fiches et en sortit une troisième: l’ordre de mission du jour. Enfin, de dans deux jours. Un sourire triste se lut sur le visage d’Iria alors qu’elle parcourait à nouveau le parchemin en avalant quelques gorgées de sa boisson.
Ce furent deux silhouettes s’approchant de sa table qui interrompirent la cheffe de cellule dans sa lecture. Elles correspondaient aux gabarits de ses nouvelles recrues, et un coup d'œil à leurs visages lui confirma que c’étaient bien eux. Elle se releva, repliant l’ordre de mission avant de le dissimuler dans sa poche et adressa un signe de remerciement au tenancier, qui lui adressa un sourire en retour. Elle intima à Arwen et Shawn de s’asseoir face à elle d’un regard, puis s’assit à son tour, parant son visage d’une expression enjouée - qu’elle savait peu convaincante.
“Bienvenue Arwen, Shawn”, dit-elle d’une voix rauque en soutenant un à un leurs regards.
“Je suis Iria Ar’Baek, votre nouvelle cheffe de cellule. Je tenais à vous accueillir comme il se doit avant de devoir vous envoyer en mission. Malheureusement, vos collègues sont déjà en opération à Kyouji, mais j’ai bon espoir de vous réunir tous d’ici peu.”
Elle sourit. Sincèrement cette fois: elle ne voulait pas les intimider. Leur statut, précaire jusque-là, balancés d’une cellule à l’autre sans avoir de point d’accroche réel, changeait tout de même aujourd’hui, et ils seraient sous sa responsabilité. Mais elle ne voulait pas passer pour une cheffe trop stricte ou trop directive. Le métier d’espion exigeait une certaine indépendance et beaucoup d’adaptation: elle n’était que le fil directeur qui les liait à l’Oreille, pas une commandante qui serait tout le temps sur leur dos. Elle reprit une gorgée de bière.
“Mettez-vous à l’aise, je vous en prie. Je ne vais pas vous mentir, j’ai déjà des projets pour vous deux. Mais j’aimerais vous entendre vous présenter, au-delà de ce que vos fiches de profil disent de vous.”, ajouta-t-elle, essayant de se montrer réconfortante.