Zane Nevir n’était qu’un humble cordonnier. Sa vie avait été d’un ordinaire ennuyant, né dans les faubourgs d’Ikusa dans une famille aimante, et ayant une vie des plus communes. Service militaire en bonne et due forme, dans les règles de l’art. Il en était sorti avec les honneurs, mais n’avait pas souhaité continuer sur cette voie alors qu’un poste de Sajenti lui avait été promis, préférant reprendre le commerce de son paternel dont les os commençaient à se faire vieux.
A l’âge de vingt-deux ans, il avait épousé Moïra Yija, de deux ans sa cadette, fille du menuisier de la rue d’à côté. Ils semblaient être faits l’un pour l’autre, et ils l’étaient. Cinq ans plus tard, ils avaient déjà deux bambins entre les mains, et les affaires se portaient bien.
Mais vint l’invasion Ryssen. Les mois de siège, qui au fur du temps, se changèrent en années. Deux ans de galère, à batailler pour obtenir suffisamment pour sustenter leur descendance. Deux ans où, chaque soir, ils descendaient dans le cellier, aménagé pour l’occasion, afin de ne pas se faire surprendre si les barbares venaient à entrer dans la cité. Deux ans où se succédaient les mauvaises nouvelles. La prise de Kyouji. Puis celle de Taisen. Les forces barbares se renforçaient chaque jour, et le stress dans la cité montait. Zane et Moïra se procurèrent des armes: elle avait également suivi la formation militaire en son temps, et pouvait se défendre avec une lame. Ils s’engagèrent dans la milice, cet ordre créé de toute pièce pour l’occasion, composé uniquement de civils, dont la tâche serait d’aider l’armée régulière et la garde de la capitale lorsque les Ryssen entreraient dans la cité.
Et ils le firent. Ils brûlèrent, pillerent, violèrent, tuèrent. Et la famille Nevir, comme tant d’autres, en souffrèrent. Moïra fut retrouvée le lendemain de l’attaque, un cadavre défiguré et totalement nu, le corps marqué de nombreux coups: il n’y avait aucun doute quant au sort qui lui avait été réservé. Leur fils, brûlé, dans les vestiges de la boutique familiale, qui leur servait également de domicile. Seule la petite était encore vivante, miraculée au milieu de tant de crimes qui ne seraient jamais jugés, le chef des tortionnaires étant désormais assis sur le trône reikois.
Le temps passa, et Zane Nevir n’eut d’autre choix que de reprendre son activité, aidé financièrement par les grands-parents maternels de sa fille désormais unique. Des jours moroses, où seul l’alcool semblait l’aider à oublier à quel point sa vie était devenue misérable. Jusqu’à ce qu’il entende parler, au détour d’une conversation, de la Rébellion. Ce mouvement anti-Tensai auquel il adhérait, jusque-là inconsciemment, corps et âme. Ce mouvement qui devint, au cours des semaines qui suivirent, son unique moteur pour avancer dans cette vie qui n’en valait plus la peine.
Mais Zane, dans sa rage aveugle, n’était pas prudent. Ou plutôt, pas
assez prudent. Simple transmetteur d’informations, il n’avait pas pris part aux événements du tournoi organisé par la nouvelle Couronne. Pas assez déterminé, lui avait-on dit, bien qu’il se savait tout le contraire. Mais sa fille le maintenait dans ce monde, l’empêchant de se fondre dans un fanatisme exacerbé: il était encore responsable d’elle.
Un soir, il manqua de discrétion. Et ce lui fut fatal. Aussitôt cerné par des agents des services de renseignement, il fut capturé avant même de pouvoir avaler la pilule de poison qu’il portait sur lui. Interrogé, torturé, mutilé dans les jours qui suivirent, il donna toutes les informations qu’il connaissait de la Rébellion à ses tortionnaires. Mais ils le gardèrent en vie, en piteux état dans une cellule sombre et crasseuse qu’il partageait avec des rats au moins aussi gros que ses mollets.
Quelques jours plus tard, on vint le chercher. Enfin, on le prit et on le traîna à travers les corridors de ce qu’il devinait être le palais royal. Après quelques minutes de trajet dans les arcanes du bâtiment, on le jeta au milieu d’une pièce. Il ouvrit les yeux et releva la tête, son regard se fixant sur le colosse qui le toisait. L’Usurpateur. A cet instant, il comprit que sa fille deviendrait orpheline de mère comme de père dans les minutes à venir.
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Il faisait les cent pas. Sahili avait beau être une esclave exemplaire, lui avoir parlé de liberté semblait lui avoir complètement retourné le cerveau, l’enjoignant à se répéter. Il n’aimait pas ça: avec lui, tout devait être clair, rapide et succinct. Il ferait une exception pour la cervidée, car elle lui était loyale, et il entendait qu’un tel changement dans sa vie - la disparition d’un statut qu’elle avait toujours eu jusque là - devait être une expérience unique. Mais il s’impatientait. Le prisonnier devait arriver sous peu, et il voulait amener la conversation jusqu’au point où il serait utile.
“Bien Sahili. Ça me fait plaisir de savoir que tu es capable de penser par toi-même. J’imagine que ça ne doit pas être évident pour toi, mais c’est quelque chose qui me tient à coeur. La loyauté se doit d’être récompensée. Qu’elle vienne d’un être libre ou d’un esclave. Car tu m’es loyale, n’est-ce pas?”Il y avait une différence entre l’obédience et la loyauté. Délivrer un esclave obedient n’avait aucun intérêt pour lui: le pauvre bougre retournerait simplement à une vie normale, sans qu’il n’en perçoive un quelconque bénéfice. Délivrer un esclave loyal, en revanche, ouvrait une toute nouvelle panoplie de possibilités.
“Oui, Erik m’a parlé de ton cas. Il parait que tu as eu une discussion… intéressante avec l’une des créatures enfouies sous l’arène. J’ai un poste à te proposer. Un poste rémunéré. En étroite collaboration avec Erik, mais pas seulement. Es-tu familière avec l’acronyme RSAF, Sahili?”La biche n’eut pas même le temps de répondre. Les portes de la salle s’ouvrirent en grand, et deux gardes lourdement armés poussèrent un homme à la mine hébétée devant lui, avant de le saluer et de quitter la pièce, refermant les battants après leur passage. Le prisonnier. Un pauvre homme au visage cireux et creusé, dont les tempes commençaient à se dégarnir. Du sang séché était maculait son corps, et des bandages sanguinolents, plus proches du noirâtre que du carmin, s’étayaient sur ses mains. Un sourire cruel fit son apparition sur le visage du souverain.
“Le voilà. Nous parlions de loyauté tout à l’heure, petite bichette.”Il dégaina son épée et la soupesa. Un geste qu’il avait répété des milliers de fois, avec des centaines d’armes différentes. Aucune ne semblait pouvoir résister longtemps à son usage entre ses mains. Mais celle-ci ferait l’affaire.
“J’ai besoin d’actes, et non pas de mots. Cet homme est l’un de ces ignobles rebelles qui ont comploté contre moi. Que dis-je, contre nous. Contre la Couronne, contre le clan Ryssen, contre le Reike.”L’homme voulut protester, mais il fut cueilli par un poing bien senti de la main gantée du colosse en plein thorax, lui coupant la respiration.
“Tue-le. Et, par cet acte, réitère ton allégeance à ton souverain, Sahili. Alors je saurais que je peux te faire confiance.”Il tendit son arme vers l’hybride, faisant bien attention de lui présenter la garde et non la lame. Désorientée comme elle l’était, elle était capable de s’embrocher d'elle-même en pensant lui faire plaisir.