How to build an empire
flashback solo
L'alchimie est une discipline aussi fascinante que nébuleuse. La médecine est une discipline aussi exigeante que complexe. À la croisée des deux, de nombreuses autres sciences doivent être étudiées, peut-être balayées sommairement, mais néanmoins inculquées dans leurs principes primaires ; on parle ici de biologie, de cytologie, d'histologie, de botanique, d'herboristerie, de chimie, de physique, de pharmacie... Il est certainement impossible pour un être à la longévité courte de tout apprendre et tout connaître. Pour quelqu'un de jeune et qui a encore un millénaire à sa disposition, c'est un immense terrain de jeu qui s'ouvre, des terres exotiques à débrousser, des mystères à percer, des phénomènes à comprendre.
"Vous parlez de Soren Kai ?" La voix est moqueuse, le ton condescendant. "Qu'est-ce qu'un ahuri à peine diplômé peut bien apporter sur la situation ?"
Certains décident de ne pas choisir de spécialité existante, n'y trouvant pas satiété. Ils peuvent alors se prendre de passion pour l'expérimentation, décidant de profiter de leur jeunesse et de leur esprit vif carburé aux substances codéinées pour tracer leur propre chemin. Des soirées plongées dans les livres, des journées perdues loin du soleil dans un laboratoire, des semaines entières passées à consulter des chercheurs, des docteurs, des scientifiques éminents pour s'emparer d'une partie de leur savoir ; voilà comment Soren a pu poser le mot "bio-alchimie" sur la matière qui a émanée au prix de ses efforts, au croisement parfait des sciences qui ont occupé son coeur depuis plus d'une dizaine d'années déjà.
"Vous manquez de discernement, Dr. Makroshka." Celui qui a parlé a le visage fatigué, les cheveux longs et blancs. "C'est un des éléments les plus accomplis de la Magic depuis que j'ai pris la voie de l'enseignement ici, c'est-à-dire il y a déjà trois générations."
Les doigts de Soren pianotent sur son dossier dont la couverture a été salement abîmée au cours des derniers mois. Ce serait mentir de dire que le stress n'enserre pas sa gorge actuellement, tandis qu'il est assis dans cet amphithéâtre rempli de médecins, de chirurgiens, de guérisseurs, de chimistes, d'épidémiologistes et de quelques autres alchimistes. Son titre nouvellement acquis de docteur en alchimie, maître d'une thèse sur les nouvelles méthodes de soin par sa discipline ne semblent pas rendre sa présence plus légitime en ces lieux.
"Le plus accompli ? Vous choisissez délibérément de fermer les yeux sur ses méthodes contestables de test et d'étude de cas, sur ses affaires lucratives qui plongent les consommateurs dans de profonds délires, sur son comportement arrogant et irresponsable pour quelqu'un qui ose prétendre vouloir soigner ? L'éthique est une science morale qui demeure au coeur de nos disciplines. Il l'a bafouée et n'en a que faire des vies qui sont en jeu."
"Je refuse également qu'un sortant de la Magic, aussi émérite soit-il, aux faits et gestes répréhensibles puisse soumettre une proposition en ce conseil. Il ne devrait même pas être ici."
Soigner par l'alchimie. On sait guérir par la magie, on sait guérir par la médecine. Que peut-on faire d'autres lorsqu'une épidémie causée par un virus inconnu commence à décimer les populations, balayant les méthodes de soin habituelles par leur inutilité ?
"Je pense qu'il faut le laisser s'exprimer." Celle qui s'est levée est immense. Peut-être fait-elle ses trois mètres. Ses yeux fixent Soren, sa tenue signale son statut au sein de ce conseil. "Nous ne sommes pas au tribunal. Docteur Kai est un alchimiste et un apothicaire dont je reconnais le talent certain. Je veux l'entendre." Elle se rassied. "Si cela ne me convient guère, je le mets aux arrêts à la fin de ce conseil. Il s'agit ici d'une réunion de crise. Nous sommes réunis pour trouver des mesures concrètes afin d'endiguer cette vague épidémiologique." Un coup de menton vers le sujet de son intérêt. "Docteur Kai, c'est à vous."
Il sait pertinemment que l'annonce de sa probable arrestation n'a été dictée que pour calmer le venin des serpents sillonnant ce nid de vipères. Néanmoins, il s'agit de tout son avenir qui se joue en cet instant.
Soren se lève, ouvre son porte-document, en ressort une multitude de feuilles qu'il place devant lui. Il s'appuie ensuite sur la table de ses poings, consulte une dernière fois ses notes puis tourne les yeux vers ses collègues.
"Mes chers confrères, mes chères consoeurs. J'ai parfaitement conscience que ma présence au sein du conseil de crise du Corps Médical Primaire de Liberty n'est pas des plus attendues, pour ne pas dire très malvenue. J'admets d'ailleurs immédiatement que l'éthique de mes méthodes n'a jamais été proche de celles, plus conventionnelles et socialement acceptables, de la noble discipline que constitue nos sciences médicales." Il marque un silence. "Cependant, j'ai passé mes sept années d'étude à la Magic à chercher, comprendre, étudier, réfléchir, penser, concrétiser de nouvelles méthodes pour soigner les maux, des plus visibles aux plus vicieux pour les républicains et ce, des plus fragiles aux plus résistants face à la maladie et à la souffrance."
Ils l'écoutent. Il sent une goutte de sueur couler sur sa tempe.
"Vous n'êtes certainement pas au fait de toutes mes actions et ne décidez certainement aussi de ne pointer que ce qui vous a le plus décontenancés. J'en ai conscience, peut-être aurais-je fait de même pour un confrère dont j'exècre le travail et le comportement, loin d'être louable en bien des manières. Le fait est, cependant, que la subjectivité de nos opinions personnelles sur un individu ici présent est au moins aussi déplacée que sa présence ici-même. Dois-je sûrement vous rappeler que j'ai été le premier à distribuer gratuitement des médicaments et potions aux plus démunis dans les bas-quartiers de Liberty en ces temps oppressants. Mes propres créations, le fruit d'un labeur soutenu, continu et d'efforts économiques que j'ai négativés, intellectuels que j'ai généreusement éparpillés."
Il entend des murmurs de contestations. Il les ignore.
"En jeune entrepreneur, j'ai poursuivi mes efforts individuels et solidaires pour proposer des médicaments efficaces et à bas-coûts pour la plus grande majorité de notre peuple, qui, si votre richesse n'oblitère guère votre bon sens, est démunie et n'a de quoi vivre convenablement, et donc, se soigner convenablement. De ce principe, j'ai également proposé mes nouvelles méthodes de soin aux populations plus aisées. J'ai su convaincre, sur ce fait je m'en remets aux jugements des apothicaires et alchimistes Weinberg, Pasteur, Fleming, Blackwell et Hale, qu'une nouvelle forme de médication est possible, et peut potentiellement révolutionner la manière dont on aborde le traitement des différentes problématiques physiologiques de notre génération."
Il observe le tableau devant lui.
"Après avoir étudié en biopsie les corps des défunts, j'ai mis le doigt sur une bactérie qui, potentiellement, a pu causer cette, violente mais contenue, vague de contamination en grande partie mortelle. Je me permets donc de vous proposer le compte-rendu de mes recherches, mais également une proposition de traitement contre celle-ci."
Il se tourne complètement vers les différents maîtres de conférences et médecins qui l'observent alors. Son regard se fixe sur la grande femme, dont les yeux plissés détaillent avec minutie le déroulement de la situation. Ce compte-rendu saura-t-il convaincre les plus récalcitrants ?
C'est en tout cas ici que se sont dessinés les débuts de Good Omens, la compagnie qui occupe la quasi totalité du marché pharmaceutique de Liberty.