Malgré toute la vigueur dont elle faisait preuve, la jeune femme crut sa dernière heure arrivée. Sans doute n’aurait-elle pas dû prendre au sérieux la demande du chevelu. L’individu lui paraissait suffisamment extravagant pour que l’affaire n’ait à l’origine rien été de plus qu’une farce. Toujours était-il qu’elle se retrouvait dans une situation des plus délicates. Son avantage ne dura qu’un instant, balayé par une rage qui lui sembla étonnamment familière. Les assauts de son adversaire s’enchaînèrent à une vitesse qu’elle ne parvint à suivre qu’à grand-peine. L’un des projectiles lui entama d’ailleurs joyeusement la chair, achevant sa course dans le mur derrière elle. Quelques gouttes de sang dessinèrent sa trajectoire. Indignée, Lyana songea qu’il ne fallait pas maltraiter ainsi le mobilier. Lorsque le beau diable baissa finalement sa lame pour l’épargner, elle s’étonna de ne pas la sentir s’enfoncer dans sa gorge. Le souffle court, elle demeura bouche bée. Parsemé de coups du sort et d’heureux hasards, son quotidien ne ressemblait pas vraiment à un conte de fées, et elle croyait pouvoir dire que sa survie tenait du miracle. Signe de la chance qui l’accompagnait, son interlocuteur paraissait rendre les armes.
« Vous n’êtes pas non plus tombé trop loin de l’arbre. » Il ne lui avait pas vraiment laissé le temps d’apprécier sa plastique ; et il fallait reconnaître qu’une certaine élégance le caractérisait. À supposer que l’on eût un penchant pour les brutes chevelues qui préféraient frapper que parler, et qui passaient certainement plus de temps devant un miroir qu’une prostituée.
Malheureusement, ses considérations esthétiques s’éteignirent trop tôt. Lorsque la Drakyne se réveilla, elle sentit d’emblée que quelque chose n’allait pas. Entravée par des chaînes, elle ne se trouvait clairement pas en position de force. L’esprit encore embrumé, elle n’écouta qu’à moitié la tirade de son geôlier.
« Monsieur est un scientifique. » De toute évidence, le lancer de couteaux n’était pas suffisamment original pour Sa Majesté. En colère d’avoir une fois de plus été menée par le bout du nez, elle porta son attention sur le sablier. Comment avait-elle pu ne rien voir venir ? Et plus important encore, comment allait-elle se sortir du pétrin ? Les bribes de magie qui crépitaient encore dans ses veines ne suffiraient pas à effrayer un écureuil. Quant à la force prodigieuse des siens, elle ne semblait d’aucune utilité. La mention du poison insuffla en elle un vent de panique ; elle n’envisagea pas une seconde de lui demander de la libérer. De sa vie, Lyana n’avait jamais supplié personne. Que son existence fût en jeu n’y changeait rien.
« Dire que je croyais que vous étiez enfin devenu raisonnable. » Comble de l’ironie, l’apprenti Einstein fit appel à la fortune, avant de s’éclipser. Le visage de la jeune femme se colora de rouge : il ne perdait rien pour attendre. Les idées pour lui faire payer sa fourberie se mirent à fourmiller dans son esprit. Toutefois, le moment des réjouissances devrait attendre. Sa priorité prenait la forme d’un métal un peu trop acéré qui lui chatouillait les extrémités, prêt à les ouvrir avec la délicatesse d’un boucher pour la fourrer de toxines.
La jeune femme avait beau savoir que se démener ne lui servirait à rien, elle n’abandonna pas la partie. Concentrer ses efforts en un point unique lui permettrait peut-être de s’en tirer. Avec panache, elle tira brusquement sur l’un des loquets. Néanmoins, elle ne récolta qu’une douleur déchirante dans l’épaule. Sa seconde tentative fit bouger la structure de quelques centimètres. Néanmoins, elle n’obtint pas l’effet escompté. Au lieu de s’éloigner du danger, quelque chose s’enfonça dans son poignet. La Drakyne se mordit violemment les lèvres pour ne pas crier. Prédateur, le poison s’infiltra dans la blessure. Les premiers symptômes ne tarderaient pas à se manifester. Les autres pointes suivraient bientôt le même chemin. Au prix d’une souplesse qu’elle ignorait posséder, elle détacha avec les dents l’aiguille entre ses seins. Alors qu’elle s’apprêtait à la planter dans sa chair pour récupérer son pouvoir, la porte s’entrouvrit. Distraite par le mécanisme qui projetait le liquide un peu plus profondément, un long frisson la traversa. Commençait-elle à souffrir d’hallucinations ? Secouant la tête, elle aperçut finalement un protagoniste inattendu. Pendant un instant, elle regretta de ne pas avoir d’os sous la main ; elle aurait pu, à la manière de ces prisonniers habiles qu’elle avait un jour aperçus au cachot, attirer le cabot pour récupérer la clef de leur cellule. Malheureusement, elle ne se trouvait pas en prison, et ce qu’il lui fallait ouvrir n’avait pas de serrure. Doué d’une intelligence vivace, le chiot n’eut nul besoin d’appât ou de demande pour accomplir son office. En deux ou trois coups de pattes, il interrompit la séquence, et défit ses liens avec ingéniosité.
Libérée du cauchemar, la jeune femme remit l'épingle en place et s'aventura dans le couloir. Le fluide dans ses veines ayant perdu sa pureté, ses membres s’alourdissaient peu à peu. Comme si elle progressait dans un nuage de coton, il lui fallut une éternité pour parvenir jusqu’à la pièce où le chien s’était réfugié. À l’intérieur, le chevelu vaquait à ses occupations, probablement la préparation de sa prochaine sournoiserie.
« Sachez déjà que je ne suis pas femme à me méprendre sur le gaillard d’en face, et mon petit doigt me dit que vous en êtes pas la moitié d’un. » Epuisée par les derniers évènements, elle prit place sur une chaise qui, à première vue, n’avait rien de suspect : il allait la rendre paranoïaque. Son sauveur se hissa sur ses genoux, et, tout joyeux, vint lui donner quelques coups de langue.
« Trêve de galéjades. Voulez-vous bien me dire qui vous êtes ? » Patiemment, elle caressait le chiot derrière les oreilles, ce dont il semblait particulièrement friand. De surcroît, il fit le museau. Comment une bestiole si adorable pouvait-elle exister ?
« Pourquoi ne pas m’avoir tuée, tout simplement ? Vous ne faites que me donner des raisons supplémentaires de vouloir vous dénoncer aux autorités, ou vous assassiner. Même si avec un tel matériel, vous êtes certainement bourreau de la prison royale, ou une saloperie dans le genre. » Personne ne pouvait avoir de pareilles fantaisies sans bénéficier de l’appui d’un haut placé, et elle l’imaginait aisément dans le rôle d’un tortionnaire. En l’occurrence, un individu que toute créature sensée fuirait à toutes jambes.
« Vous pourriez me rendre mes affaires, s’il vous plaît ? J’aime jouer de la flûte. » Faire preuve de politesse constituait une grande première dans leur relation. Toutefois, elle ne tenait pas à se retrouver à nouveau entre quatre fers. Alors que la perspective de quitter les lieux pour s’effondrer dans un lit lui vint en tête, sa curiosité la rattrapa soudainement.
« Dites… Ces mécanismes, là… Vous les construisez vous-même ? C’est du beau travail. » Visiblement, le poison ne faisait pas que lui voler son énergie. Somnolente, elle reporta son attention sur un plateau de pommes.