feat Eldora
Soleil haut, ciel dégagé, air frais mais plutôt agréable. Je prends une inspiration puis saute du toit où j'étais postée pour admirer l'aube. Je sais pas trop pourquoi, c'est une ambiance qui m'a toujours détendue ; le meilleur moment pour charger mes chakras et remplir ma réserve de self-contrôle qui se fait souffler comme feuille au vent dès qu'une perspective belliqueuse se profile à l'horizon.
J'ai toujours aimé me battre. Du moins, c'est ce que je me répète depuis gamine, en partie pour me rassurer. Je ne me sens pas particulièrement attirée par tout ce qui s'approche de près ou de loin à la guerre, je sais d'ailleurs que ce sont là des événements terribles. Les combats, cela n'a rien de comique et la souffrance n'est souhaitable pour personne. Mais alors, comment j'en suis arrivée là ? Je ne cherche plus d'explications, je vis et je suis mes pulsions. La vie est devenue beaucoup plus agréable depuis. J'ai toujours existé par et pour le mal qui m'habite : Cahil appelait ça une malédiction, mais tous ces trucs magiques me terrifient un peu donc je considère simplement qu'il y a un dérèglement génétique. Dans les faits, moi, je le vis bien ! Tout ce dont je me souviens, en général, c'est que lorsque je sens ma vie en danger, j'ai des fourmillements d'excitation dans les doigts et ma tête commence à me faire mal. Puis quand l'adrénaline vient, j'ai une bouffée de joie qui l'accompagne. Incommensurable, vraiment ! Je me tape mes meilleures barres à ce moment en général. Enfin, dès que je dois me mettre en action, pour défendre ma vie ou en retirer une, parce qu'il n'y a que la violence qui m'a toujours sortie de la misère, c'est le blackout. Plus aucun souvenir ! On m'a juste raconté : un air déluré sur la gueule, un sourire flippant et sadique, parfois je ris, parfois je crie... Je tape fort, vite, et j'ignore la douleur : j'élimine juste la cible. Quand je reviens à moi... pure joie ! Comme si j'avais vécu un super moment.
Au milieu du marché qui s'est installé en une heure, je chippe un morceau d'agneau que j'ai habilement coupé du jambonneau mis en exposition. Le marchand n'y voit que dalle, il est en train de négocier avec un restaurateur. Pour reprendre l'histoire... Cette "malédiction", c'est la misère. Je fais du mal autour de moi, à commencer par moi, et je n'arrive plus à me contrôler. J'ai déjà eu peur de blesser mes proches, mais il semblerait que ma hargne se tourne vers une personne en particulier et se calme aussitôt la tâche accomplie. J'ai été gladiatrice, mon cerveau a été programmé pour abattre une cible avant de passer à la suivante. Enfin, je dis ça... C'est juste comme ça que j'ai vécu une bonne cinquantaine d'années, on va dire.
"Eh, Nari !" Mon coeur manque un battement alors que je mâchouille un bout de viande. En fait, ce n'est qu'Ayaz, le tenancier du Sable d'Or, accessoirement un beau brun bien que je ne trouve pas les elfes particulièrement attirants avec leurs traits "trop" parfaits. "Tu n'as pas oublié la réception de milady Ogawa, ce soir ?"
Évidemment que si, que je l'ai totalement oubliée cette soirée. Comment j'ai pu, pourtant ? J'ai rencontré et répété un peu avec les autres musiciens qui ont répondu présents.
Ogawa, Ogawa... C'est pas une noble bourrée de fric à qui appartiennent plusieurs mines du coin ?
"Putain... T'as oublié ?"
"Aaaah, Ayaz ! Hahaha, bien sûr que non !" Je lui fais mon plus beau sourire, mais ça ne détend pas les rides d'inquiétudes - ou de déception - qui ornent son front juvénile. "J'y serais, t'inquiète pas ! C'est chez toi, c'est ça ? J'veux dire, au Sable d'Or."
"Oui, j'ai également loué les locaux d'à côté pour aménager plus de places. Y aura du monde !"
Oh, voilà qui est excitant ! Jouer devant tout plein de personnes... Je fais des mini-applaudissements tandis que je trépigne sur place.
"Oh, j'ai hâte ! Tu verras, je me suis vraiment améliorée au shamisen. On va jouer La Belle de l'Aube et un morceau un peu original en vogue en ce moment, d'un compositeur inconnu... Je sais pas si t'as entendu, ça s'appelle Lacrimosa."
"Ah, si !" Bon, il a déjà l'air de plus m'en vouloir ; quelle bonne pâte ! J'adore les gens comme ça. "J'ai hâte d'entendre ça. Sois à l'heure !" Il point un doigt accusateur vers moi, alors qu'il se détourne. "Vraiment, à l'heure !"
"Bah... Oui, comme d'habitude."
* * *
Dès que j'y ai mis les pieds, j'ai eu un peu le rouge aux joues ; la salle est effectivement pas mal blindée, et surtout de bourges. Des beaux gosses ici et là, des mets divers et variés, vachement plus raffinés que tout ce que je peux bouffer en une année entière, et enfin... Le groupe qui m'attend, la tête de la chanteuse qui dépasse du rideau, un peu furieuse. Ils m'aiment bien, je les aime bien, on s'aime bien, donc on m'a trop sermonée ; on va dire qu'on m'a fait payé le retard par une coiffure sophistiquée faite avec beaucoup de force, me tirant les cheveux jusqu'à faire couler une petite larme... Pas trop non plus, fallait pas abîmer le super trait de liner fait par Marie.
La queue enroulée autour de ma jambe droite, je me suis laissée transportée par les notes dès qu'on a commencé à jouer, oubliant à peu près tout ce qu'il y avait autour à ce moment. C'était moi et mon shamisen. On a enchaîné les morceaux jusqu'à ce que Marie annonce une pause et que, sous les applaudissements, on a été libérés pour quelques heures : Ogawa, qui elle-même était en retard, vient d'arriver et doit faire son discours, puis laisser parler ses associés et je sais pas trop quoi, je m'en tape ! J'ai juste besoin de boire, histoire de me rafraîchir et de dégager les quelques gouttes de sueur de mes tempes.
Je suis naturellement allée vers le bar, où Ayaz se tient. Sous mon insistance, il a conservé Shizi, mon épée modulable, sous le comptoir. "Au cas où."
"J'te sers quoi, jolie dragonne ?" Il me jette un coup d'oeil en biais. "T'es mignonne, ce soir."
Urgh, j'ai horreur qu'on me dise ça ! Déjà que j'ai la trogne d'une gamine qui n'a jamais grandi...
"De l'Abstinthe. De la Fée Verte de préférence."
"C'est fort ça..."
"Et alors ? J'ai trois fois ton âge au moins, j'te rappelle !"
Je pianote des doigts, l'air mécontent. Il sourit et disparaît dans la petite réserve cachée derrière un rideau transparent.
Je me tourne ensuite sur ma gauche, posant ma joue contre mon poing, accoudée au comptoir et plante mes yeux tricolores dans ceux qui me fixent depuis avant.
"C'est ma performance musicale qui vous a époustouflé de talent ou vous avez une fascination pour les femmes à queue ?"
Je ne peux réfréner le petit sourire moqueur qui étire mes lèvres. Un homme se tient non loin de moi ; je l'ai remarqué assez rapidement dès que je suis rentrée, comme si sa tête me disait quelque chose sans que je sache le remettre. Franchement, il n'est pas mal du tout, je suis fascinée par ses cheveux qui me paraissent rouges dans la pénombre environnante, mais son regard... me déplaît. J'ai déjà des picotement dans le dos et ça, c'est pas bon signe.