Viktor était assis à une table de café, absorbé dans la lecture du projet de loi qu’avait soumis le Vice-Président à l’Assemblée. Le vote n’était pas pour tout de suite, mais il souhaitait néanmoins faire part de ses remarques devant ses pairs, et devant Mikaël Goldheart. La loi passerait, sans aucun doute, mais il n’allait pas se laisser marcher sur les pieds en silence. Le jeune député était arrivé à la Maison Bleue aux aurores, et avait entamé la lecture du document dès qu’il s’était installé dans son bureau. Il notait désormais, en seconde lecture, les points qu’il estimait importants à relever en séance.

Sur les coups de neuf heures trente, si les cadrans de la Maison étaient fiables - et ils l’étaient - il s’était découvert une petite fringale, et avait aussitôt pris la direction du Café du Boulevard. Son père, lorsqu'il était encore libre, lui en avait fait les éloges à maintes reprises, mais l’héritier Genova n’y avait jamais mis les pieds. Il fut très agréablement surpris par l’accueil qu’on lui avait fait à peine avait-il effleuré le plancher: son père devait en effet être un client fidèle - on l’avait reconnu aussitôt. Les drakyns n’étaient pas courants en République, et ses vêtements des plus protocolaires ne laissait que peu de mystère sur sa profession. On l’avait installé sur une table simple dans un coin de la pièce, puis apporté la soupe qu’il avait commandée afin de satisfaire son appétit.

Une demi-heure plus tard, Viktor était toujours là, à prendre ses notes. Sa soupe, désormais vide, restait sur un coin de la table, mais aucun des serveurs n’avait pris la peine de venir chercher le bol sale de peur de le déranger. C’est seulement lorsqu’une voix féminine, qui ne lui était pas inconnue mais qu’il n’arrivait pas à re-situer, le dérangea qu’il releva la tête de sa paperasse. Haïra Iiollya. Une surprise, sans aucun doute: ils n’avaient encore jamais eu l’occasion de se présenter, bien que l’envie de le faire était bien là, du moins du côté de Viktor. Il la savait réceptive à nombre d’idées qu’il véhiculait et qui l’avaient fait élire, et avait projeté d’arranger leur rencontre pour en discuter. Plus besoin, maintenant qu'elle se tenait devant lui, un sourire au lèvres. Il fit de même, dévoilant toutes ses dents, et débarrassa la table du dossier qu’il feuilletait, le posant à ses côtés sur la banquette avant de faire signe à la magistrate de le rejoindre.

“Bonjour, Madame la magistrate. Je vous en prie, rejoignez-moi.”, bafouilla Viktor en faisant signe à un serveur de débarrasser la table.

Il regarda autour de lui. Tous les regards étaient en effet tournés sur eux. Il ne s’en était pas rendu compte: il avait oublié que les siens étaient rares dans ses terres natales. Lors de son passage en Reike ou à Kaizoku, il passait inaperçu, et avait oublié ce qu’était le poids des regards intrigués des passants. Il rougit légèrement, et attendit que Haïra se soit installée pour continuer.

“Les… cornes vous voyez. Enfin, j’imagine que vous ne passez pas non plus inaperçue.”, remarqua-t-il, en faisant référence à la lumière qui semblait se concentrer autour de la magistrate.
“A vrai dire, c’est la première fois que je pose les pieds ici. Mon père en disait le plus grand bien, avant son.. incarcération: c’est ce qui m’a amené à pousser la porte de cet établissement.”, expliqua-t-il, toujours le sourire aux lèvres.
“Que me conseillez vous? J’ai bien besoin de quelque chose de tonifiant, mes paupières ne cessent de se refermer. Et que prendrez-vous?", ajouta-t-il en retenant l’attention du jeune homme venu débarrasser pour qu’il prenne leur commande.

Viktor détailla mentalement la magistrate Iiollya alors qu’elle prenait place en face de lui, d’une grâce qu’il n’était pas superflu de souligner. Si il la connaissait de vue, l’ayant croisée plusieurs fois dans les couloirs de la Maison Bleue, étant nommée à la Justice tout comme son oncle Falconi, il n’avait jamais été vraiment assez proche pour vraiment s’attarder sur son apparence. Son sourire semblait lui coller à la peau, et sa chevelure de jais contrastait particulièrement avec son teint d’albatre légèrement scintillant: il n’était un secret pour personne qu’elle était une Lumina. Mais, plus que tout, c’étaient ses yeux qui accrochèrent le regard du député: ils étaient d’or, comme l’étaient le soleil, et il était dur de ne pas s’y perdre.

Les mots qu’Haïra eut à propos de son père l’interrompirent dans sa contemplation, et un voile de tristesse passa sur le visage du drakyn - l’espace seulement d’un instant. Il n’avait vu son père qu’une seule fois depuis son entrée dans la terrible prison de Justice - les entrevues demandant un accord de l’administration, qui pouvait mettre des mois à arriver.

“Je suis sûr qu’il sera ravi de revenir ici, une fois sa peine purgée.”

Réalisant que c’était à l’une des références nationales en termes de droit et de justice qu’il s’adressait, il se fendit d’un sourire désolé.

“Si celà vous inquiète, il n’en veut ni à vous, ni à vos collègues et subordonnés pour la décision qui a été celle des tribunaux dans cette affaire. Tout trouble à l’ordre public est condamnable, et il regrette avoir été pris dans le mouvement et le feu de l’action. Bien que sa détention au Razkaal me fende le coeur, je ne peux que complimenter la rapidité de son procès, et la justesse du verdict rendu.”

L’arrivée du serveur, qu’elle nomma Wisley, mit fin à sa tirade. Elle devait sans doute avoir ses habitudes dans l’établissement, car il ne portait aucune plaque ou broderie indiquant son identité. Viktor tourna la tête vers le nouveau venu, un mince sourire aux lèvres: c’était déjà lui qui lui avait apporté la soupe qu’il avait terminée peu avant qu’Haïra passe le pas de la porte du café. Le serveur semblait zélé: la description de la carte qu’il leur fit laissa Viktor sans voix et hésitant quant à sa commande. Après quelques secondes de silence, ne voulant pas rendre l’attente gênante, il fit son choix, bien qu’il aurait voulu en savoir un peu plus sur les gammes de thé proposées.

“Ce sera le thé au jasmin pour moi. Merci pour tout… Wisley.”

Le garçon lui adressa un sourire courtois et commerçant, puis disparu pour préparer leurs deux boissons. Le député remarqua que les yeux de la magistrate s’arrêtaient sur le dossier qu’il relisait et annotait depuis son arrivée au café et, bien entendu, ne manqua pas de s’y intéresser.

“Il s’agit d’une proposition des conservateurs, visant à renforcer la loi sur l’éducation pour tous. Elle fixerait les conditions permettant aux jeunes des classes moyennes et populaires d’accéder aux études, moyennant leur enrôlement dans l’armée ou l’académie militaire en échange du financement de leurs années à l’université. Bien évidemment, le camp réformiste y est opposé car nous ne trouvons pas sain le fait d’obliger nos jeunes à rentrer dans les forces nationales pour prétendre à une éducation supérieure. Enfin, ce n’est pas comme si l’Opposition avait un quelconque pouvoir, ces dernières années…”

Il s’interrompit: ce n’était pas vraiment le lieu pour parler de telles choses, et commencer à monologuer n’était pas ce qu’il se faisait de plus poli. Viktor leva la tête, fixant les yeux dorés de la lumina des siens.

“Mais je m’égare, madame l’”Incorruptible”.”

Il eut un petit sourire en coin, sans pour autant qu’il soit moqueur. Ce surnom poursuivait son interlocutrice comme son ombre.

“Et vous, que faites-vous là? Je sais de source sûre que ce n’est pas le travail qui manque pour votre département, alors une pause de temps en temps n’est que juste récompense pour tout le temps que vous passez derrière votre bureau.
Vous êtes-vous bien intégrée au sein de la Magistrature et des manigances politiques qui secouent sans cesse notre bonne République?”