Cela faisait seulement douze heures qu’Iria était revenue de Taisen, et pourtant elle n’avait pas eu une minute de repos. La nouvelle était tombée officiellement quelques heures plus tôt: la reine avait été victime d’une attaque anonyme et son état oscillait entre la vie et la mort. Officiellement du moins. Suite à cela, de très nombreux civils s’étaient présentés aux portes du palais - certains inquiets pour la vie de leur souveraines, d’autres afin de transmettre des informations sur son possible agresseur. C’était trier le vrai du faux qui s’avérait le plus compliqué pour la cheffe de cellule: selon les témoignages, il s’agissait d’un Oni, d’un vampire ou même d’une gobeline. Roux, blond, chauve, et de corpulences diverses. Sans témoignage solide, venant de personnes de confiance, il serait compliqué d’avancer - et pourtant, il le fallait.

D’une parce que le temps était compté: si l’assassin - ou du moins l’agresseur - de la reine arrivait à prendre le large sans qu’on arrive à retrouver sa trace, alors il serait perdu à jamais, et cette attaque contre la Couronne resterait impunie. De deux, parce que l’Oreille avait été très clair avec Iria. Elle était chargée de cette affaire et, si elle n’était pas capable de montrer des résultats concluants, elle serait rétrogradée, peut-être même radiée, et tout espoir de s’asseoir à la table de la Main s’envolerait pour elle.

Alors, Iria avait élu domicile dans le palais - c’était l’endroit le plus sécurisé du Sekai maintenant, et c’était ici que toutes les informations convergeaient. La cellule du papillon était au cœur du lieu de l’attaque, ce qui leur permettait également d’inspecter les lieux sans avoir besoin d’entrer et sortir sans arrêt de la demeure royale. Les bureaux qui leur avait été attribué étaient proches des entrées principales du palais, et Jarlan, Arwen, Fei et Charlyn étaient chargés de récolter un maximum d’informations, puis de transmettre celles qui leur paraissaient les plus fiables et intéressantes à Iria, qui s’occupait ensuite de faire le tri entre “probable”, “possible”, “peu probable” et “le prochain qui me transmet une info comme ça finit pendu au balcon des appartements royaux”.

Lorsqu’un garde apporta une lettre à Iria, celle-ci manqua de l’incendier: tout devait d’abord passer par l’un de ses subordonnés. Cependant, elle le connaissait - ils échangeaient toujours quelques plaisanteries lorsque c’était lui qui contrôlait son passe-droit pour entrer dans le palais - aussi se contrôla-t-elle. La lecture de la missive fut rapide, et c’était le premier élément vraiment concluant qu’Iria avait entre les mains.

“Il est encore là?”, demanda-t-elle au garde royal.
“Je pense, oui, il avait plutôt l’air décidé à entrer.”, répondit-il d’une voix grave.
“Faites le venir à moi alors. Seul, et discrètement. Je ne veux pas qu’on sache qu’on fait entrer du monde pour l’enquête. Merci d’avance, soldat”, ordonna-t-elle rapidement, les yeux déjà de retour sur le mot de Tagar.
“Bien, Khashis”

Quelques minutes plus tard, quelqu’un toqua à la porte, déjà ouverte, du bureau d’Iria. Elle releva ses yeux cernés du document qu’elle venait de piocher dans une des quatre piles qui s’étalaient sur son bureau et adressa un sourire à l’arrivant.

“Tagar. Ça fait quelques mois que nous ne nous étions pas croisés. Pas depuis cette fameuse mission chez les Eikaiens - qui restera dans les annales. Enfin… Je suis l’une des personnes assignées à cette enquête.”, commença-t-elle d’une voix un peu blasée. Elle était trop fatiguée pour faire semblant.

“J’ai bien eu votre mot. Une disparition massive d’argent des caisses du Royaume. Vous avez des pistes? Vos découvertes pourraient être cruciales pour notre enquête.”, le questionna-t-elle lorsqu’il eut fini de lui rendre les politesses habituelles.

Lorsque Tagar revint des caisses royales, la situation avait bien évolué… en sa défaveur.

Tout d’abord, grâce aux renseignements de Marceline, négociante en informations, Iria avait appris qu’un homme aux cheveux blancs, mais au visage malheureusement voilé, avait acheté une potion de métamorphose peu avant la tentative d’assassinat. Cet homme aurait été équipé d’un arc, ce qui laissait tout de même planer le doute qu’il s’agissait en réalité de l’assassin.

Elle avait également appris - de la même source - qu’une personne aux cheveux blancs (encore!) fuyait la direction du palais peu de temps après la découverte du corps inerte de la Reine. Pas d’arc cette fois. S’il s’agissait de la même personne, elle avait laissé son arme quelque part sur les lieux du crime.

Si, car si Iria avait appris une chose ces dernières années en tant qu’espionne, que ce soit pour le clan Ryssen dans un premier temps, puis pour la Couronne dans un second, c’est qu’il ne fallait pas mettre ses oeufs dans le même panier. Tout d’abord, se reposer sur le témoignage d’une seule personne comportait bien trop de risques: Marceline pouvait mentir ou ses informations pouvaient être inexactes, exagérées ou encore inventées. Ensuite, déduire que la personne à l’arc et la personne fuyant le palais étaient la même était précipité: si une chevelure blanche n’était pas des plus communes, Iria connaissait au moins trois individus arborant pareille crinière.

Et l’un des trois était Tagar.

Le Papillon avait donc chargé le Silène d’aller “visiter” son domicile, et Charlyn vérifier l’alibi du Contrôleur Royal. Pas qu’elle ne fasse pas confiance aux gardes du palais et autres militaires, mais elle préférait se reposer sur des éléments de confiance, surtout dans une affaire aussi épineuse. Le Silène devait ensuite s’occuper de la résidence de Nikaerth Dyr Erlamshir, l’autre cheveux-blancs qu’elle connaissait et qui avait ses accès au palais. Si ce dernier n’aurait - a priori - jamais commis une chose pareille, étant un fervent partisan d’Ayshara. Mais il ne fallait jamais négliger une piste, saurait-on jamais.

Lorsque Tagar vint se re-présenter à elle, porteur de nouvelles informations, Iria le fit enfermer dans les geôles du palais.

”Pas pour longtemps”, lui assura-t-elle.
”Mais vous comprenez que nous devons nous assurer de la véracité de vos dires.”

Elle s’assura de préciser aux gardes qu’il était enfermé à titre provisoire, et qu’il ne devait subir aucun mauvais traitement. Ce n’aurait pas été la première fois qu’un garde se défoule sur un prisonnier pour évacuer sa frustration. Elle lui fit porter également un matelas, du change, et une couverture. Il lui faudrait plus que la fin de journée pour établir son innocence.

Le lendemain, en milieu de matinée, Iria avait assez d’éléments en sa possession pour relâcher Tagar.

Tout d’abord, il n’avait pas été vu aux entrées du palais le jour du crime, et de la disparition de fonds. Les gardes étaient formels: aucun d’eux n’avait identifié le contrôleur royal avec leurs senseurs magiques, et seuls ceux postés aux abords du trésor l’avaient aperçu. Le fait qu’ils n’aient pas même daigné utiliser leur senseur pour confirmer son identité faisait bouillir le sang de l’espionne, mais ce qui était fait était fait. Elle demanderait tout de même leur suspension et leur rétrogradation: lorsque l’on traitait avec la royauté, aucun faux pas n’était acceptable. Une réalité qui lui rappelait le sort qui lui était réservé, si elle ne parvenait pas à résoudre l’énigme derrière cet événement.

Ensuite, la fouille minutieuse de son domicile et de celui de Nikaerth n’avaient rien donné. Pas un seul document, aucune trace d’un quelconque délit ou d’attache avec la Rébellion, un autre groupuscule ou un contact extérieur au Reike. S’ils trempaient d’une manière ou d’une autre dans l’affaire, alors ils avaient bien couvert leurs traces et, sans preuve, Iria ne pouvait se résoudre à enfermer un innocent. L’alibi de Tagar tenait la route également: il avait bien pris sa journée pour s’occuper de sa mère victime d’un accident domestique.

L’interrogatoire des gardes royaux n’avait rien donné. De ce qu’en avait compris Iria, mis à part des pleurs, des prières et des suppliques, rien n’était sorti de leurs bouches. La lecture de leur esprit, plus longue, n’avait rien donné non plus. Leurs carcasses ornaient désormais les murs du palais royal. Le message était clair: Tensai Ryssen ne tolérait pas l’incompétence. D’autant plus lorsqu’elle mettait en danger sa Reine.

Une Reine qu’Iria avait cherché à rencontrer. Mais, arrivée devant la porte de sa chambre, on lui avait bien fait comprendre que l’accès n’était autorisé qu’au Roi en personne, et aux divers médecins qui se rendaient au chevet de la souveraine. C’était bien dommage, car elle était la troisième personne aux cheveux blancs qu’Iria connaissait. Elle aurait voulu s’assurer de sa rémission et lui poser quelques questions à propos du soir de l’incident. Un rapide coup de senseur magique lui confirma cependant la présence de la Vosdraak dans sa chambre.

Sunshine, le complice du vol dans le trésor royal, était entre les mains des interrogateurs de Tensai. S’il avait menti lors de ses aveux, ou s'il n’avait pas tout dit à Tagar Reys lors de leur entrevue, ils le trouveraient. S’il avait un lien avec la tentative d’assassinat, ils le découvriraient. Puis, sa tête viendrait rejoindre les autres. Tel était le sort qui était réservé à ceux qui, crime bien pire que manquer à sa tâche, trahissaient la Couronne et osaient toucher à ce qui appartenait à Tensai Ryssen.

Devant la grille de la cellule de Tagar de la maison Reys, Iria jouait distraitement avec les clés des geôles. Le cliquetis ne manquerait pas de le faire sortir de sa torpeur. Un léger sourire se dessinait sur le visage du Papillon: voir un noble de l’ancien régime sous les verrous ne manquait pas de la satisfaire, même s’il ne l’était plus que pour quelques minutes. Elle avait cependant de la sympathie pour lui: il s’était présenté dès que possible au palais lorsqu’il avait appris la nouvelle, et avait immédiatement su faire avancer l’enquête. Enfin, un pan de l’enquête. Qui se cachait derrière cette Ryssen en noir au visage masqué? Nul ne le savait. Pour le moment.

“J’espère que votre court séjour à l’ombre n’aura pas été trop déplaisant, seigneur Reys”, dit-elle en ouvrant la porte et en lui faisant signe de la suivre.

Après quelques minutes silencieuses, marquées par le bruit des pas des deux serviteurs de la Couronne, ils parvinrent enfin dans le bureau du Papillon. Elle fit signe à Tagar de s’installer sur le fauteuil qu’elle avait fait installer face au sien, et prit place confortablement.

“Tout d’abord, veuillez accepter mes excuses pour le traitement que je vous ai fait subir. J’espère que vous en comprenez les raisons.”

Elle était sincère, et attendit que l’autre se prononce pour continuer.

“Sachez que nous avons vérifié vos propos une nouvelle fois, plus en détail cette fois, et que nous n’avons rien trouvé de reprochable. Sachez également que le dénommé Sunshine est interrogé en ce moment même par des spécialistes, et que nous obtiendrons tout ce qu’il est possible d’extraire de lui dans les heures à suivre. Puis, il ira rejoindre ses collègues rebelles dans l’autre monde.”

La mine d’Iria se fit lourde de sens. Elle n’était pas favorable aux mises à mort, mais le sort qu’elle lui aurait réservé, si elle avait le choix du verdict, n’aurait pas été beaucoup plus enviable.

“Vous pouvez donc retrouver dès à présent votre liberté. Vous aviez dit vouloir informer le Seigneur de Kyouji du vol opéré dans les caisses du Trésor afin de rechercher cette Ryssen de mèche avec la Rébellion. Il y a comme un cheveu sur la soupe, dans cette phrase, ne trouvez-vous pas?”

Une manière de dire qu’elle ne croyait pas le témoignage de Sunshine. Ou qu’il était bien plus naïf qu’il n’aurait dû l’être. Une Ryssen au service de la Rébellion. Pourquoi pas un nécromancien au service de Seagan, le Grand-Prêtre du Shoumei?

“Enfin, sachez que révéler à quiconque ma véritable profession est passible d'exécution immédiate. Contrairement à Afosios Smaralgdi, vous n’êtes pas assez proche de la Couronne pour vous en sortir, si vous veniez à avoir la langue un peu trop pendue. Vous êtes très peu à avoir accès à cette information. Trouver celui qui a failli sera un jeu d’enfant.”

Elle n’aimait pas en venir aux menaces, mais elle n’avait pas le choix: le principe même de sa profession était celui du secret, et un espion dont le visage était connu était un espion mort.

“Vous êtes libre maintenant. Voici le laisser passer qui vous permettra d’entrer librement dans le palais dans les jours à venir, ayiez-vous besoin d’y revenir. Et tenez moi informée.”

Iria se releva, transmit le document à Tagar, estampillé du sceau qu’elle savait de l’Oreille et tourna le dos au contrôleur royal, allant s’asseoir à son bureau. Cette découverte de sa part n’avait fait que soulever de nouvelles questions, sans apporter une seule réponse, et ne faisait que rajouter du travail à l’espionne.