Emmitouflé dans sa cape, Adalric quitta l’auberge où il avait déjà passé plusieurs nuits, son inséparable luth l’accompagnant toujours fidèlement. Bien que le temps s’avérât sec, le ciel restait gris et nuageux, ce qui n’arrangeait pas ses affaires. Qui disait temps maussade disait aussi des gens enfermés chez eux pour éviter la pluie qui menaçait de tomber à tout instant. Qu’à cela ne tienne : le jeune barde ressentait un besoin impérieux de changer d’air, ce à quoi la gigantesque ville de Liberty ne pouvait que l’inviter.
Depuis qu’il avait pénétré dans la capitale républicaine, Adalric n’avait pas osé jouer dans les rues comme il avait l’habitude de le faire à Justice ou dans les villages alentours. En éternel observateur, il était primordial pour lui de décrypter les mœurs d’un lieu et de ses habitants avant de sortir de l’invisibilité relative à laquelle son statut d’artiste lui donnait accès. Contrairement à ses frères qui s’y étaient tous déjà rendus, certains à plusieurs reprises, c’était la première fois qu’Adalric parcourait la grande Liberty. Bien sûr, en tant que centre névralgique de la République, la ville était au cœur de nombreuses légendes que notre conteur connaissait sur le bout des doigts. Il n’était pas non plus totalement ignorant de son histoire et de ses principaux lieux d’intérêt, s’appuyant sur son éducation générale renforcée par des précisions de Rodric et Eadric, les plus savants de ses frères. Toutefois, c’était une chose de lire dans un livre les habitudes de vie d’un peuple, et une autre de s’y confronter sur le terrain.
Adalric s’était installé au Bruit qui Court, une auberge sympathique et tranquille qui l’avait tout de suite charmé. Le premier jour, il avait passé un bon moment dans sa chambre, afin de se remettre de son éprouvant voyage depuis Justice. Il en avait profité pour trier et organiser les nombreux parchemins que contenait sa besace, remettre au propre certaines notes gâtées par ce long trajet, et bien sûr écrire une lettre à sa famille pour faire savoir qu’il allait bien. Il n’était sorti que brièvement afin de faire le point sur les commerces de proximité, cherchant notamment un magasin de vêtements où il pourrait renflouer sa modeste garde-robe. Encore épuisé, il n’avait prêté que peu d’attention aux habitants, et était rapidement rentré à l’auberge. Alors que le barde travaillait son instrument confortablement allongé sur son lit, le propriétaire des lieux fut interpelé par la musique et ne put s’empêcher de frapper à sa porte pour voir de quoi il en retournait. Quelques échanges cordiaux plus tard, relatifs notamment à la profession artistique d’Adalric, celui-ci se vit proposer d’offrir une petite performance pour le service du soir. Enchanté de cette invitation, le demi-elfe la déclina pour le jour-même, mais promit de se produire le lendemain après avoir pris un peu plus de temps pour se reposer et se préparer. Il lui suffit d’un simple coup d’œil pour comprendre que la clientèle du Bruit qui Court différait largement des tavernes plus modestes auxquelles il avait été habitué. De Justice au village le plus rural, il n’avait pu que constater avec un mélange de dépit et d’amusement que les ivrognes étaient les mêmes partout, et raffolaient autant des chansons à boire que des histoires potaches. Ici, le musicien devrait sans doute choisir un répertoire un peu plus élaboré, et également plus à son goût. Sa première performance rencontra un succès modeste auprès des clients, mais semblait avoir charmé le propriétaire, qui proposa à Adalric de recommencer les soirs suivants contre le couvert gratuit, une demande à laquelle le jeune homme accéda avec plaisir tant le bonhomme paraissait enthousiaste. Ainsi, au bout de plusieurs jours, il gagna en confiance, et put parcourir la ville avec plus d'attention.
Son intuition lui dictait cependant que les personnes écoutant sa musique et ses histoires au Bruit qui Court n’étaient pas forcément représentatives de la population de Liberty. En même temps, Adalric se demandait si quoi que ce soit pouvait représenter cette population : elle semblait si diverse, si complexe ! Quand il songeait à la résistance dont avait fait preuve ses grands-parents lorsque sa mère leur avait présenté son elfe de père, il se demanda ce qu’ils pouvaient penser de la richesse ethnique très évidente dans la capitale, où Ulric de Mortécume avait dû se rendre souvent du temps où il était chef de famille. L’autre réalité qui frappa Adalric, c’était la concurrence : au cours de ses pérégrinations, il avait trouvé nombre de petites places occupées tantôt par une troupe de comédiens, tantôt par un contorsionniste, tantôt par un illusionniste…et tous ces artistes en herbe avaient pour point commun de ne pas sembler très partageurs. Malgré tout, le jeune barde persista dans l'idée de se produire afin de tester son succès en plein air.
C’est finalement face à la Maison Bleue qu’Adalric s’arrêta. Il prit le temps d’observer l’impressionnante bâtisse dont il n’avait jusqu’alors vu que des images. Rodric, seul de sa fratrie à avoir eu la chance d’y pénétrer, lui avait expliqué avec moults détails l’importance politique de cet endroit très bien gardé. Sur ce dernier point au moins, le demi-elfe pouvait confirmer les propos de son aîné : une flopée de soldats surveillait avec sérieux les allers et venues du moindre passant. En cette journée grise, ceux-ci n’étaient pas très nombreux. On aurait pu d’ailleurs trouver curieux qu’un musicien choisisse de se produire dans un lieu si désert, mais Adalric avait une idée en tête. Certes il n’avait jamais participé à un événement important de la capitale, mais en tant que membre de la noblesse, il avait été à l'adolescence convié à nombre de réceptions et banquets ennuyeux à Justice et chez d’autres familles autour du lac Rebirth. C’était un monde dont il connaissait les codes, les traditions et les goûts. Il restait persuadé que bon nombre de gens de cette caste, de sa caste, travaillaient dans la Maison Bleue, et qu’il saurait comment les satisfaire. En cette fin d’après-midi, peut-être aurait-il la chance de se faire entendre par l’un ou l’une d’entre eux, sortant d’une journée de dur labeur ? Adalric baissa sa capuche, dégageant ainsi son visage, puis, restant debout à quelques mètres de ce qui semblait être l’entrée principale du grand bâtiment, prit une profonde inspiration. La dernière fois qu’il avait joué en pleine rue, l’intervention d’une danseuse avait fini par enflammer la place, transformant l’événement en petite fête improvisée. Avec une pensée pour Morrigan, Adalric entama une pièce très paisible qui lui semblait correspondre à ce que lui inspirait ce lieu, faisant discrètement appel à la magie du vent pour porter ses notes le plus loin possible devant lui.
« Eh le ménestrel, tu ne veux pas plutôt jongler pour nous ? »
Adalric s’arrêta : l’un des gardes de la porte s’était adressé à lui, et son collègue ricana en réponse. Il suffit d’un regard au jeune conteur pour imaginer une vie à ce soldat : celui-ci avait certainement des origines modestes, passant beaucoup moins de temps en salle de bal ou réception privée que le jeune Mortécume. Aujourd’hui qu’il était le gardien de ces nobles et autres Magistrats, il se sentait leur égal, et plus important que jamais. Par conséquent, il ne souhaitait pas manquer la moindre occasion d’asseoir son autorité en se moquant de toute personne qui lui rappellerait son ancienne vie…comme un barde de passage par exemple. Souriant à cette idée dont il ne saurait jamais si elle était fondée ou non, Adalric répondit avec douceur :
« J’ai peur de ne pas avoir ce talent, messire. Je ne suis que simple musicien et conteur d’histoires, pour vous servir.
- Haha, pour nous servir qu’il dit ! Eh bien puisque tu es là, divertis-nous. Tu dois bien avoir quelque chose de plus joyeux que cette daube triste à mourir !
- C’était un motet instrumental, sire » répondit Adalric sans la moindre ironie.
Pourtant, le soldat parut piqué au vif, comme vexé qu’un simple troubadour sache quelque chose que lui ignorait.
« Tu te moques de moi ? dit-il en élevant le ton. Je m’en fous de tes motets ou je ne sais pas quoi, tu vas nous chanter un truc joyeux, et tout de suite, c’est un ordre ! Chante, le barde ! »
Adalric faillit faire remarquer qu’il n’avait aucun ordre à recevoir d’un soldat affecté à la surveillance d’un bâtiment où il ne se trouvait pas, mais devant l’agressivité manifeste de son interlocuteur et la relative passivité de son collègue qui ne faisait rien pour le calmer, il crut bon de s’abstenir. Il lui fallait maintenant analyser rapidement la situation : ce soldat avait certainement fait partie un jour de la clientèle d’ivrognes dans des tavernes de bas étage où il avait officié. Habitué à abreuver ce public de chansons à boire, Adalric était certain qu’un tel chant saurait satisfaire les attentes de cet homme qui ne devait pas être beaucoup plus âgé que lui. D’un autre côté, interpréter des paillardises devant la Maison Bleue, où logeait notamment la Présidente de la République, n’était peut-être pas la meilleure idée du siècle. Le demi-elfe choisit de couper la poire en deux, et après une petite révérence pour faire comprendre au soldat qu’il allait accéder à sa demande, il commença à gratter les cordes de son luth dans un rythme plus dynamique…
…mais à peine quelques secondes plus tard, il fut à nouveau interrompu.
« Je t’ai dit de chanter, et tu vas chanter ! » s’écria le garde, ivre de rage et d'importance.
C’est au moment où il le vit poser sa main sur le pommeau de son épée qu’Adalric sentit que la situation commençait à lui échapper.
Depuis qu’il avait pénétré dans la capitale républicaine, Adalric n’avait pas osé jouer dans les rues comme il avait l’habitude de le faire à Justice ou dans les villages alentours. En éternel observateur, il était primordial pour lui de décrypter les mœurs d’un lieu et de ses habitants avant de sortir de l’invisibilité relative à laquelle son statut d’artiste lui donnait accès. Contrairement à ses frères qui s’y étaient tous déjà rendus, certains à plusieurs reprises, c’était la première fois qu’Adalric parcourait la grande Liberty. Bien sûr, en tant que centre névralgique de la République, la ville était au cœur de nombreuses légendes que notre conteur connaissait sur le bout des doigts. Il n’était pas non plus totalement ignorant de son histoire et de ses principaux lieux d’intérêt, s’appuyant sur son éducation générale renforcée par des précisions de Rodric et Eadric, les plus savants de ses frères. Toutefois, c’était une chose de lire dans un livre les habitudes de vie d’un peuple, et une autre de s’y confronter sur le terrain.
Adalric s’était installé au Bruit qui Court, une auberge sympathique et tranquille qui l’avait tout de suite charmé. Le premier jour, il avait passé un bon moment dans sa chambre, afin de se remettre de son éprouvant voyage depuis Justice. Il en avait profité pour trier et organiser les nombreux parchemins que contenait sa besace, remettre au propre certaines notes gâtées par ce long trajet, et bien sûr écrire une lettre à sa famille pour faire savoir qu’il allait bien. Il n’était sorti que brièvement afin de faire le point sur les commerces de proximité, cherchant notamment un magasin de vêtements où il pourrait renflouer sa modeste garde-robe. Encore épuisé, il n’avait prêté que peu d’attention aux habitants, et était rapidement rentré à l’auberge. Alors que le barde travaillait son instrument confortablement allongé sur son lit, le propriétaire des lieux fut interpelé par la musique et ne put s’empêcher de frapper à sa porte pour voir de quoi il en retournait. Quelques échanges cordiaux plus tard, relatifs notamment à la profession artistique d’Adalric, celui-ci se vit proposer d’offrir une petite performance pour le service du soir. Enchanté de cette invitation, le demi-elfe la déclina pour le jour-même, mais promit de se produire le lendemain après avoir pris un peu plus de temps pour se reposer et se préparer. Il lui suffit d’un simple coup d’œil pour comprendre que la clientèle du Bruit qui Court différait largement des tavernes plus modestes auxquelles il avait été habitué. De Justice au village le plus rural, il n’avait pu que constater avec un mélange de dépit et d’amusement que les ivrognes étaient les mêmes partout, et raffolaient autant des chansons à boire que des histoires potaches. Ici, le musicien devrait sans doute choisir un répertoire un peu plus élaboré, et également plus à son goût. Sa première performance rencontra un succès modeste auprès des clients, mais semblait avoir charmé le propriétaire, qui proposa à Adalric de recommencer les soirs suivants contre le couvert gratuit, une demande à laquelle le jeune homme accéda avec plaisir tant le bonhomme paraissait enthousiaste. Ainsi, au bout de plusieurs jours, il gagna en confiance, et put parcourir la ville avec plus d'attention.
Son intuition lui dictait cependant que les personnes écoutant sa musique et ses histoires au Bruit qui Court n’étaient pas forcément représentatives de la population de Liberty. En même temps, Adalric se demandait si quoi que ce soit pouvait représenter cette population : elle semblait si diverse, si complexe ! Quand il songeait à la résistance dont avait fait preuve ses grands-parents lorsque sa mère leur avait présenté son elfe de père, il se demanda ce qu’ils pouvaient penser de la richesse ethnique très évidente dans la capitale, où Ulric de Mortécume avait dû se rendre souvent du temps où il était chef de famille. L’autre réalité qui frappa Adalric, c’était la concurrence : au cours de ses pérégrinations, il avait trouvé nombre de petites places occupées tantôt par une troupe de comédiens, tantôt par un contorsionniste, tantôt par un illusionniste…et tous ces artistes en herbe avaient pour point commun de ne pas sembler très partageurs. Malgré tout, le jeune barde persista dans l'idée de se produire afin de tester son succès en plein air.
C’est finalement face à la Maison Bleue qu’Adalric s’arrêta. Il prit le temps d’observer l’impressionnante bâtisse dont il n’avait jusqu’alors vu que des images. Rodric, seul de sa fratrie à avoir eu la chance d’y pénétrer, lui avait expliqué avec moults détails l’importance politique de cet endroit très bien gardé. Sur ce dernier point au moins, le demi-elfe pouvait confirmer les propos de son aîné : une flopée de soldats surveillait avec sérieux les allers et venues du moindre passant. En cette journée grise, ceux-ci n’étaient pas très nombreux. On aurait pu d’ailleurs trouver curieux qu’un musicien choisisse de se produire dans un lieu si désert, mais Adalric avait une idée en tête. Certes il n’avait jamais participé à un événement important de la capitale, mais en tant que membre de la noblesse, il avait été à l'adolescence convié à nombre de réceptions et banquets ennuyeux à Justice et chez d’autres familles autour du lac Rebirth. C’était un monde dont il connaissait les codes, les traditions et les goûts. Il restait persuadé que bon nombre de gens de cette caste, de sa caste, travaillaient dans la Maison Bleue, et qu’il saurait comment les satisfaire. En cette fin d’après-midi, peut-être aurait-il la chance de se faire entendre par l’un ou l’une d’entre eux, sortant d’une journée de dur labeur ? Adalric baissa sa capuche, dégageant ainsi son visage, puis, restant debout à quelques mètres de ce qui semblait être l’entrée principale du grand bâtiment, prit une profonde inspiration. La dernière fois qu’il avait joué en pleine rue, l’intervention d’une danseuse avait fini par enflammer la place, transformant l’événement en petite fête improvisée. Avec une pensée pour Morrigan, Adalric entama une pièce très paisible qui lui semblait correspondre à ce que lui inspirait ce lieu, faisant discrètement appel à la magie du vent pour porter ses notes le plus loin possible devant lui.
« Eh le ménestrel, tu ne veux pas plutôt jongler pour nous ? »
Adalric s’arrêta : l’un des gardes de la porte s’était adressé à lui, et son collègue ricana en réponse. Il suffit d’un regard au jeune conteur pour imaginer une vie à ce soldat : celui-ci avait certainement des origines modestes, passant beaucoup moins de temps en salle de bal ou réception privée que le jeune Mortécume. Aujourd’hui qu’il était le gardien de ces nobles et autres Magistrats, il se sentait leur égal, et plus important que jamais. Par conséquent, il ne souhaitait pas manquer la moindre occasion d’asseoir son autorité en se moquant de toute personne qui lui rappellerait son ancienne vie…comme un barde de passage par exemple. Souriant à cette idée dont il ne saurait jamais si elle était fondée ou non, Adalric répondit avec douceur :
« J’ai peur de ne pas avoir ce talent, messire. Je ne suis que simple musicien et conteur d’histoires, pour vous servir.
- Haha, pour nous servir qu’il dit ! Eh bien puisque tu es là, divertis-nous. Tu dois bien avoir quelque chose de plus joyeux que cette daube triste à mourir !
- C’était un motet instrumental, sire » répondit Adalric sans la moindre ironie.
Pourtant, le soldat parut piqué au vif, comme vexé qu’un simple troubadour sache quelque chose que lui ignorait.
« Tu te moques de moi ? dit-il en élevant le ton. Je m’en fous de tes motets ou je ne sais pas quoi, tu vas nous chanter un truc joyeux, et tout de suite, c’est un ordre ! Chante, le barde ! »
Adalric faillit faire remarquer qu’il n’avait aucun ordre à recevoir d’un soldat affecté à la surveillance d’un bâtiment où il ne se trouvait pas, mais devant l’agressivité manifeste de son interlocuteur et la relative passivité de son collègue qui ne faisait rien pour le calmer, il crut bon de s’abstenir. Il lui fallait maintenant analyser rapidement la situation : ce soldat avait certainement fait partie un jour de la clientèle d’ivrognes dans des tavernes de bas étage où il avait officié. Habitué à abreuver ce public de chansons à boire, Adalric était certain qu’un tel chant saurait satisfaire les attentes de cet homme qui ne devait pas être beaucoup plus âgé que lui. D’un autre côté, interpréter des paillardises devant la Maison Bleue, où logeait notamment la Présidente de la République, n’était peut-être pas la meilleure idée du siècle. Le demi-elfe choisit de couper la poire en deux, et après une petite révérence pour faire comprendre au soldat qu’il allait accéder à sa demande, il commença à gratter les cordes de son luth dans un rythme plus dynamique…
…mais à peine quelques secondes plus tard, il fut à nouveau interrompu.
« Je t’ai dit de chanter, et tu vas chanter ! » s’écria le garde, ivre de rage et d'importance.
C’est au moment où il le vit poser sa main sur le pommeau de son épée qu’Adalric sentit que la situation commençait à lui échapper.