Theldj !
Ses yeux se relève subitement du manuel qu’elle tient entre les mains, ses sourcils se haussent, ses lèvres s’entrouvrent, sans qu’un son ne puisse en sortir. Sa voix est arrivée bien avant ses pas aux oreilles de la jeune fille, et, remarquant que d’autres têtes se sont levées, ses joues prennent une teinte rouge vif alors qu’elle ramasse rapidement ses affaires, fermant ses carnets et autres grimoires à la hâte, mais visiblement pas assez vite pour l’homme qui vient de l’interpeller de l’autre bout de la grande bibliothèque de l’université. Les pas qui résonnent dans le calme studieux du grand bâtiment cessent soudainement, et la jeune mage aux longs cheveux noirs tourne lentement la tête, désormais plus inquiète que surprise.
Theldj, qu’est-ce que tu fais là, hein ?
Bonjour, Maître. Je… J’étudie un des manuels sur la maîtrise de…
Ramasse tes affaires et suis-moi. On a à faire.
Bien, Maître.
Confuse, elle baisse la tête et range à la hâte ses ouvrages, veillant à ne rien abimer dans sa précipitation, et quitte le bureau auquel elle s’est installée en replaçant le fauteuil sur lequel elle vient de passer de longues heures avec soin. Ses pas rapides suivent ceux déterminés de cet homme aux longs cheveux argentés, la tête baissée pour éviter les regards visiblement excédés de certains étudiants qui subissent le boucan du grand mage ayant fait irruption dans leur silence.
Ils traversent ensemble l’université de Liberty, sans échanger un seul mot ni un regard, jusqu’à ce que le mage se stoppe près d’un grand bassin dans un bruissement de tissus. Nehla s’arrête à quelques pas de lui, attendant en silence de savoir ce qu’il a préparé pour elle. Il se contente de désigner le bassin d’un geste de la tête sans bouger d’un centimètre.
La silhouette de la jeune fille, frêle aux côtés du vieux mage qui l’accompagne, se rapproche doucement du bassin, un sourcil haussé. Elle dépose son sac à même le sol avant de se pencher un peu en avant, observant son reflet dans l’eau immobile.
Allons, on ne va pas y passer la journée.
Elle se redresse, tournant son buste pour regarder, interloquée, son maître, incertaine face à ses attentes qu’il ne verbalise pas. Ses yeux se plissent légèrement en même temps que sa mâchoire se serre pour tenter de déchiffrer l’expression du visage de son professeur, mais elle ne trouve aucun indice. Ses yeux parcourent alors avec attention le corps du vieux mage, à la recherche d’une quelconque information, puis elle hausse à nouveau les sourcils en remarquant l’ouvrage qu’il tient, calé entre son bras et son torse, la tranche tournée vers son élève. Fusion de . Elle ne parvient pas à déchiffrer le reste. Sa tête se penche légèrement sur le côté alors qu’elle plisse à nouveau les yeux pour mieux voir, mais il fait disparaitre l’ouvrage dans un des plis de sa cape et lui désigne à nouveau le bassin d’un signe de la tête.
Docile et curieuse, elle se déchausse, retire ses bas, puis entre dans le bassin, frissonnant légèrement lorsque l’eau fraîche glisse sur sa peau. Elle se tourne ensuite pour faire face à son professeur qui esquisse un geste de la main. La jeune fille comprend vite, à la lueur amusée des yeux de son maître, qu’il veut s’amuser un peu avant d’entrer dans le vif du sujet. Elle pare rapidement l’attaque en faisant naître un grand mur d’eau à sa droite, qui enveloppe bientôt la vague créée par le mage pour l’enfermer dans une sphère aqueuse qui retombe gracieusement dans le bassin sans faire un bruit.
Un bref sourire satisfait se dessine sur le visage de l’homme alors que ses doigts décrivent un nouveau mouvement. Elle ne le connaît pas et ne pourra donc pas prévoir sa riposte. Une dizaine de serpents aqueux jaillissent près de ses jambes et viennent enserrer son corps sans qu’elle puisse réagir. En vain, elle tente de maîtriser les filets d’eau qui n’ont de cesse de resserrer autour de ses membres, l’immobilisant progressivement dans une posture peu confortable. Elle a beau tenter de faire réagir l’eau autour d’elle, la panique la gagne à mesure que les secondes défilent et qu’elle se rend compte de son impuissance. Les remous du bassin se font désordonnés, les vagues qu’elle crée meurent rapidement avant même d’arriver vers son corps, les murs qu’elle tente d’ériger autour de son corps sont sans effet. Ce n’est qu’après l’avoir laissé se débattre pendant de longues secondes, qui ont paru des heures pour Nehla, que son maître se décide enfin à stopper la constriction des serpents. Il ne la libère pas pour autant, la gardant pour le moment prisonnière, à bout de souffle et d’énergie, mais surtout d’idées pour se sortir de là.
J’espère que tu es prête pour ta leçon pratique du jour.
Il lui lance le livre qu’il gardait contre lui, la libérant instantanément des serpents, ne lui laissant qu’une seconde pour se ressaisir et attraper l’ouvrage avant qu’il ne soit détruit par l’eau. La jeune fille évite du mieux qu’elle peut de mouiller le livre, aspirant l’eau de ses mains l’une après l’autre pour la contenir dans une petite sphère aqueuse qui va ensuite s’écraser à ses pieds, causant une légère vague dans le bassin désormais plus calme. Elle enjambe le petit muret, dépose le manuscrit sur son sac et s’apprête à retirer l’eau qui imbibe ses vêtements mais n’en a pas le temps. Le vieux mage s’approche d’elle, pose sa main sur son épaule et absorbe instantanément la moindre goutte d’eau qui se trouve à proximité. Elle cherche des yeux l’endroit où il a déversé le tout, mais ne trouve aucune trace de liquide autour de lui. Ses grands yeux verts rencontrent ceux argentés de son professeur qui se contente de baisser le regard vers le livre.
Nehla s’empresse de sortir un carnet et un crayon, s’installe sur le rebord du bassin, et parcourt aussi rapidement que possible l’ouvrage, notant les points clés et les informations qui lui semblent les plus importantes. Le mage de l’eau ne l’interrompt pas, patientant à ses côtés, immobile, qu’elle termine sa lecture. Elle referme avec soin le manuscrit et le pose à nouveau sur son sac avant de relire ses notes.
Il faudra que tu travailles cette technique, ça peut être une bonne défense. J’espère que tu as tout noté.
Il note du coin de l’œil le hochement de tête de son élève avant de se lever et de lui faire face.
Tu vas maintenant t’entraîner à maîtriser l’eau. Ne m’interrompt pas. Tu ne maîtrise rien du tout tant que tu ne fais pas corps avec. Tu te dois de faire une place dans ton corps et dans ton esprit pour ton élément, sans ça, toutes les heures que tu passes à étudier et à pratiquer seront inutiles. C’est bien joli de contrôler l’eau, Theldj, mais si tu n’en as pas à proximité, tes prouesses seront limitées, tu me suis ? Bien. Maintenant que tu as lu, mets en pratique. Tu vas retourner dans le bassin et faire corps avec ton élément. Concentre-toi. Ressent l’eau autour de toi. Accepte-la et fais-lui une place. Littéralement. Fais de la place dans ton corps pour toujours avoir de l’eau en réserve. Remplace le sang qui coule dans tes veines par de longs filets d’eau. Pousse tout ce que tu peux et remplis le vide avec de l’eau.
Sceptique et peu sûre d’elle, Nehla hoche tout de même la tête et obéis sagement à son instructeur. Ses pas la mènent jusqu’au milieu du bassin, là où l’eau est un peu plus profonde et lui arrive à mi-cuisse. Elle ferme les yeux et elle attend. Longtemps. Mais rien ne se passe. Sans qu’elle n’entende quoi que ce soit, elle sent soudainement la main de son professeur sur son épaule. Il n’a pas fait un bruit en entrant dans l’eau, pas un seul remous, pas une vaguelette, elle n’a rien senti. Elle tourne doucement la tête pour croiser le regard désespéré du mage. Il se place finalement devant elle et lui attrape les mains.
Concentre- toi.
Elle hoche la tête et ferme à nouveau les yeux. Elle sent à nouveau, sur ses poignets, les filets d’eau qui viennent s’enrouler doucement tout le long de ses bras, enserrer son corps, puis se figer. Elle tente d’ouvrir un œil mais les doigts du mage se pressent un peu plus sur sa peau, l’invitant à ne pas se laisser distraire. Elle secoue doucement la tête pour chasser les questions qui lui brûlent les lèvres et se concentre à nouveau sur le contact des mains sur les siennes et des filets d’eau qui l’entourent. Soudainement, elle sent une pulsation, une contraction autour d’elle. Puis une deuxième, une troisième, des pulsations, encore et encore, les serpents d’eau se contractent en rythme. Son professeur déplace légèrement ses mains pour que les doigts de Nehla entrent en contact avec son poignet.
Elle hausse les sourcils en comprenant d’où viennent les pulsations. Pour en être bien sûre, elle appuie légèrement ses doigts sur les poignets du mage, en comptant dans sa tête. Un sourire se dessine sur ses lèvres en même temps qu’il apparait furtivement sur celles de l’homme en face d’elle.
Faire corps avec ton élément. Regarde mieux. Ressens mieux.
Il ne lui lâche pas les mains mais fait disparaître les serpents aqueux en les absorbant, comme il a assimilé l’eau qui dégoulinait du corps de son élève plus tôt. Elle observe le liquide translucide glisser sur la peau de son professeur et disparaître petit à petit. Avant qu’il ne soit trop tard, elle glisse ses doigts sur l’avant-bras de son maître pour sentir le procéder puis elle lève la tête en attendant son approbation. Il relâche finalement la pression pour la laisser faire. Les doigts fins de la jeune fille glissent sur les avant-bras du mage avant de s’y accrocher un peu plus fermement.
Ses grands yeux verts disparaissent derrière ses paupières, elle inspire doucement avant d’expirer, puis lie leurs bras avec un serpent aqueux, bien moins fluide et dense que ceux du mage, mais suffisant pour son expérience. Elle cherche simplement à sentir le contact de l’eau sur sa peau et voir la différence entre ce qu’elle peut percevoir et ce que le professeur ressent. Ils restent ainsi, immobiles, ou presque, pendant de longues minutes, jusqu’à ce que Nehla relâche sa prise.
Tu as compris ?
Elle acquiesce doucement avant de s’installer plus confortablement, en tailleur, au milieu du bassin, de l’eau presque jusqu’au menton. Son professeur la suit et adopte la même posture pour l’observer et réagir si besoin, mais surtout pour voir si elle est capable de faire ce qu’il lui demande. Ils savent tous les deux qu’elle a beaucoup progressé et que son apprentissage est presque fini, vue la vitesse à laquelle elle assimile les techniques qu’il peut lui montrer, mais il tenait à lui offrir une dernière leçon, et pas des moindre, avant de la laisser quitter l’université de Liberty.
Son regard émeraude se fixe un instant dans celui du professeur, puis, lorsqu’il incline doucement la tête, elle ferme les yeux, inspire lentement, puis expire. Elle se concentre d’abord sur son corps, elle écoute sa respiration, elle prend conscience de l’air qui glisse dans ses poumons, puis, doucement, elle étend sa conscience au reste de son torse, puis à ses bras, et finalement, à ses jambes, pour avoir pleinement conscience de sa posture, le moindre muscle, les battements de son cœur, la légère brise dans ses cheveux. Elle se concentre ensuite sur l’eau qui l’entoure, immobile, sage, qui n’attend qu’elle finalement. La densité, la texture, puis la proximité d’un autre corps qu’elle contourne.
Elle commence par créer un léger courant autour d’elle, pour mieux sentir les remous de l’eau, invitant cet élément à affluer vers elle, comme pour l’absorber. Après de longues minutes, elle ouvre finalement les yeux en soupirant.
Comment je suis censée la faire entrer en moi ?
Il était temps que tu poses les bonnes questions.