Dans le genre spécimen rare, Marjhan se posait là. Une guerrière féministe, en plein coeur de la cité la plus dure et la plus absolutiste de tout le continent. De la même manière que la reine Ayshara, flanquée d'un mari deux fois plus grand qu'elle, - qui, lui, incarnait à merveille tout le modus operandi du Reike - elle tranchait avec le décor. On se demandait ce qu'elle fichait ici, si ce n'était pour défouler ses pulsions misandres sur les bédouins et les barbares.
Une journée ne passa pas sans qu'elle ne se le demande, elle aussi.

Quoi de plus logique, donc, que l'on envoyât cette Valkyrie à Luxuriance ? - ça, et le fait qu'elle devait faire le bilan complet du territoire sous-terrain. Il avait fallu une personne de confiance, pour cela. Et par les temps qui courent, on ne pouvait se fier qu'à celle qui vous protègeait depuis le berceau.

Des soldats l'emmenèrent, en silence, à-travers différentes galeries. Des portes dérobées, des passages secrets... Elle y prêta une curieuse attention. Autant de chemins que pourrait emprunter un assassin potentiel, un nervi de la Rébellion. Ces derniers redoublaient de malveillance, pour attenter à la pérennité du royaume. Eux qui parlaient de « justice », de « liberté ». Des mots vains, de la bouche de ceux qui n'en avaient pas la force. On ne faisait pas la guerre avec de la sémantique. On le faisait avec des armes. Et Marjhan se promit de les faire échouer, tant qu'elle en aurait l'ordre.

« On m'a déjà parlé de cet endroit, mais je ne l'ai encore jamais vu », fit-elle, à un des soldats. Ils étaient sur le chemin. « J'ose espérer que je n'aurai pas de mauvaises surprises.
- Je peux vous assurer que la personne à la tête de Luxuriance est tout ce qu'il y a de plus fiable.
- Ce sera à moi d'en juger. »

Toujours aussi aimable qu'une porte de prison, bien qu'une pointe de cynisme avait tendance à étioler ses voyelles, elle releva la tête. Dut replier ses lourdes ailes, quelquefois, pour ne pas encombrer le passage d'un de ces fichus boyaux souterrains.

Elle n'aimait pas l'idée qu'un territoire aussi vaste que la capitale puisse se trouver juste sous leurs pieds. Un tel endroit, grouillant de monstres géants, ne pouvait être complètement contrôlé. Et ce qui n'était pas contrôlé allait, un jour ou l'autre, poser un problème. De cette fameuse personne, à la « tête » de Luxuriance, elle en attendait beaucoup. S'il fallait de la vigilance, et une intelligence de vautour pour assurer la sécurité de la jeune Ayshara, que dire de celle qui devait garantir l'ordre et le bon fonctionnement d'une cambrousse s'étendant à perte de vue ? Ce doit être une personne redoutable... Finalement, tout l'état-major du Reike n'est pas à jeter. Ca me changera de ces dadais hétérocurieux, qui se baladent en caleçon dans le palais.

La Valkyrie, comme tout stratège qui se respecte, n'avait pas une très bonne imagination. Elle préférait le concret, l'utile; mais elle fit exception, ce jour-là. Tâchant de se représenter l'individu en question. De haute taille, sans doute, - c'était un dompteur, non ? il fallait de sacrés biscoteaux pour arriver à bout du bestiaire du Reike - des muscles développés. Une vision affûtée. Rien ne devait échapper à son autorité.
Une poigne de fer, aussi.

Que ne fut pas sa surprise quand on l'emmena devant l'hybride, absolument minuscule. Elle haussa les sourcils, concerta un des soldats du regard, incongrue, avant d'en revenir à la demoiselle.

« Enchantée, on m'a prévenu de votre arrivé. Je suis Kaelinn, dompteuse en chef et je me chargerai de votre visite. Je n'ai pas besoin de vous rappeler que vous ne devez répéter à personne sur la surface ce que vous verrez en ces lieux. »

Au moins, ce n'était pas un de ces bufflons puants cuisinés à la sauce Reikoise. Elle ne braillait pas; s'exprimait d'une voix posée. Pas un mot plus haut que l'autre. Mais son regard était fuyant. Comme si elle n'osait pas affronter celui de la Valkyrie. Non, ce n'est pas de la peur. Elle avait déjà vu des cas similaires. Ce n'était pas de la peur; plutôt une forme d’insouciance, comme ces soufis, ces vieillards, tremblotants, qu'elle croisait dans le désert. Ils passaient à côté de la Valkyrie sans même lui accorder un regard. Là où d'autres hommes, bien portants, s'écrasaient contre les murs pour éviter ne fut-ce que de la toucher.
Une... aveugle ?

« Et puis-je vous demander la raison de votre présence ici ainsi que votre identité ?
- Mon nom est Marjhan. Je suis la protectrice attitrée de la reine Ayshara, et je suis venue ici pour assurer un bilan des lieux. »

Kaelinn ne pouvait pas la voir, mais elle pouvait la sentir. L'odeur de l'acier, dans un premier temps. Celle du fer chauffé, car son armure, couleur platine, absorbait la chaleur et rutilait comme un bout de miroir. Il y en avait une autre, plus ténue, mais que le flair exigu de l'hybride pourrait certainement deviner. La fleur de lys, parfumant ses cheveux. Cette « Marjhan » était une combattante, oui, mais aussi une officielle. L'étiquette était importante, au sein du palais.

L'armure peut être sentie, mais aussi écoutée. Des cliquetis, métalliques. Les articulations, ou le gorgerin, sans doute. Et il y avait sa voix, grave et douce. Un contralto dont la tessiture évoquait un roulis de vent chaud dans le désert. Elle l'avait sans doute éprouvée, maintes et maintes fois, sur le champ de bataille. A moins qu'elle ne soit née avec ? difficile à dire.

Mais rien n'était plus étrange que ces lourds battements, plumeux. Kaelinn les avait sans doute déjà entendus : des ailes. Et vu l'accointance qu'il y avait entre la voix et ce bruit, elles devaient lui appartenir. Une femme... ailée. Un soldat s'empressa de préciser.

« Marjhan est une Valkyrie. Elle a... enfin... quatre ailes, dans le dos. » Quatre ailes, grandes comme des voiles latines, qui se languissaient, paresseusement, dans les airs. « C'est une des seules que nous avons, d'ailleurs.
- C'est juste, fit remarquer la concernée, non sans une pointe d'orgueil. Mais assez bavardé. Montrez-moi donc cet endroit que l'on m'a tant décrit. En espérant que tout y est à sa place. »

Elle pressa ce fameux regard, insistant, sur le dompteuse. En vain, bien sûr : celui-ci ne le remarquerait sans doute pas. C'était... étrange. Comment diable pouvait-elle assurer l'ordre dans un endroit si vaste, quand elle ne pouvait même pas distinguer le bleu du rouge ? Elle se garda de tout commentaire, mordillant sa lèvre inférieure. La Valkyrie n'était pas le seul spécimen rare du pays, visiblement.