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La demeure des Dhaamir trônait fièrement près du centre de Liberty. Il s’agissait sans doute de l’un des plus vieux bâtiments de la ville. Conservée et rénovée minutieusement, cette riche maison de pierre blanche avait traversé les siècles sans prendre une ride.
Une bâtisse raffinée, qui cachait derrière ses grandes portes de bois finement décorées un lieu de vie tout confort pour Kasen, son père et les quelques employés en charge de maintenir ce bel écosystème à flot.
Et puis… il y avait Griselda.
Vous écrivez vraiment comme un pied, mon pauv’ ! Et pas comme vos p’tits petons tout lisses hein, plutôt comme mes vieux arpions. Si c’est ça vos lett’ d’amour, j’comprends mieux pourquoi qu’vous avez pas encore trouvé la future m’dame Dhaamir, ah ça pour sûr !
Installé confortablement à son bureau, Kasen soupira longuement, n’accordant même pas un regard à la vieille naine qui baragouinait et gesticulait tout en reluquant la lettre qu’il était encore en train d’écrire.
Pis vous voulez pas y mettre un p’tit cœur là ? Ou un peu d’parfum au moins ! Faut êt’ un peu plus romantique que ça pour conquérir la gazelle, mon cher.
Cette vieille naine aussi douce qu’un roncier et beuglarde comme un veau, c’était donc Griselda, la gouvernante du manoir des Dhaamir depuis près de 70 ans.
Déjà à l’époque où le grand père de Kasen portait la dague familiale, cette femme au caractère bien trempé tenait la demeure d’une poigne de fer. Une personne aussi bourrue qu’attachante, et aussi agaçante que loyale.
Ça n’a rien d’une lettre d’amour, Griselda, répondit calmement le diplomate. C’est une convocation. Enfin, plutôt une invitation. Peu importe… pas une lettre d’amour en tout cas.
À peine eut-il fini de rédiger son papier que la naine lui arracha des mains pour reluquer son contenu de plus près.
“Rejoignez-moi au plus vite, j’ai une proposition en or à vous faire.” Signé… “quelqu’un qui cherchait les vestiaires” C’est tout ? Pas d’adresse, pas d’heure… même pas vot’ signature ? Z’êtes pas un Don Juan vous m’ssieur Kasen. Et puis c’quoi cette affaire de vestiaire ?
Sans même prêter attention aux railleries déblatérées par la gouvernante, le blondinet expliqua :
Si par hasard cette lettre arrivait dans les mauvaises main, rien là dedans ne permet de savoir de qui elle provient et à qui elle est destinée. Donc non, pas de signature, pas d’adresse, pas de sceau, rien. Elle saura trouver la maison, je me fais pas de souci. Et puis le vestiaire, c’est justement pour qu’elle sache qui envoie la lettre. Une référence qu’elle seule peut comprendre. Il faut lire entre les lignes quoi, vous voyez l’idée ?
Non, j’en ai pas pété un broc, c’est tarabiscoté vot’ histoire. Et puis pourquoi qu’elle tomb’rait entre les mauvaises mains, vous croyez donc que j’suis pas capab’ de r’connait’ vot’ donzelle là et d’lui filer vot’ papelard ? J’suis p’t’êt’ vieille mais j’y vois bien, figurez-vous !
Exaspéré, Kasen prit soin de faire répéter à Griselda une dernière fois la description physique de Morrigan.
Donc, on récapitule : vous allez devant chez Mademoiselle Dawnthorn, elle devrait rentrer chez elle d'ici une petite heure. Vous cherchez une jeune femme…
… une gamine pas trop gamine, haute com’ça, pas bien grosse, le poil long, d’grand z’yeux bleus, blablabla… j’la trouverai vot’ dame, vous faites pas de bile. Et pis si elle me plaît pas, j’lui file pas la lettre hein ?! J’ai pas l’intention de flancher d’suite, et j’compte bien élever vot’ marmaille, alors j’ai mon mot à dire sur la qualité d’la génitrice.
Et après, vous vous approchez dis-crè-te-ment, poursuivit Kasen sur un ton calme, vous lui tendez la lettre dis-crè-te-ment, et…
… Et j’me carapate comme j’suis arrivée. DIS-SEU-CRÉ-TEU-MENT. M’prenez pas pour plus chèvre que j’suis non plus, j’sais y faire dans l’feutré !
Le diplomate se leva de son bureau, se plaça face à la naine et lui adressa un grand sourire. Il récupéra la lettre, la plia soigneusement et la déposa minutieusement dans la poche de la gouvernante.
Bon, je crois que vous êtes parée alors. Je compte sur vous, c’est vraiment important.
Griselda s’étendit sur la pointe des pieds, leva les bras aussi haut que sa petite taille lui permettait et recoiffa Kasen d’un geste brusque mais précis avant de tourner les talons et de filer en direction de la porte d’entrée.
C’est ça m’sieur Kasen, j’vais vous la trouver vot’ Morgane là. Et vous, essayez de pas êt’ fagotté comme un oignon quand vot’ dame arrivera. Y s’rait temps d’songer à faire des marmots. Si vot’ lignée s'éteint, j’me r’trouve à la rue moi, et j’ai plus l’âge d’faire des galipettes pour quémander des écus.
Le calme revint dans le bureau à mesure que la gouvernante s’éloignait, et le silence s’installa enfin lorsqu’elle claqua la porte d’entrée.
Kasen ne put s’empêcher de rester figé, un grand sourire scotché au visage. Cette bonne vieille Griselda l’amusait toujours autant, et il avait depuis longtemps appris à supporter son carafon hors norme. Après tout, c’est ce qu’il avait connu qui se rapprochait le plus d’une mère, alors il avait bien fallu s’y faire.
Elle l’accompagnait depuis ses premiers pas, et vu la vivacité qu’elle avait malgré ses plus de 100 bougies soufflées, elle serait peut-être bien là pour l’enterrer aussi.
Le blondinet laissa finalement s’envoler la nostalgie qui l’avait gagné et se remit au boulot. Il restait encore pas mal de préparatifs avant le départ.