Le dessous des Guildes [Seppo, Deurk]
Mois de Mai, quatre mois et dix jours après l’attentat qui avait secoué la République. Quatre mois et dix jours depuis que le chaos s’était accaparé d’une main dégourdie la place que lui avait toujours refusé nos cités. Personne ne l’avait vu venir, notre si paisible et prospère nation secouée par une violence digne des plus obscurantistes des fanatiques. L’apparition soudaine du chaos dans nos vies était loin de n’être qu’une émanation aux ramifications purement métaphysiques. L’attentat avait pour chaque citoyen rendu plus saillante et plus perceptible sa mortalité, sa vulnérabilité face à l’imprévisible et irrationnelle violence. Une telle incertitude avait eu pour conséquence une déstabilisation monstrueuse de l’économie de république. Les commerçants de luxe avaient vu leurs profits soudainement chuter de dix voire quinze pourcent, en effet, qui dans ce bas monde, conscient qu’il pourrait mourir demain, économiserait pour acheter un luth à un prix exorbitant ? A l’inverse, les marchands de bonheurs immédiats, de réconfort, que ce soit les marchands de babioles ou les marchands de liqueurs, avaient vu leurs profits augmenter. Mais, par la même occasion, leurs filières d’approvisionnement bien établies s’étaient tendues, inadaptées et non préparées à cette soudaine surcharge de demande. Le constat était sans appel, les prix devenaient plus variables, les ventes et les stocks plus imprévisibles. Et dans ce chaos il allait falloir tirer son épingle du jeu.
Et c’est bien pour ça que Seppo était venu en personne, laissant un clone au comptoir de sa boutique à Courage, il avait fait le déplacement de cinq jours et cinq nuits jusqu’à la capitale pour venir participer à l’Assemblée Générale Extraordinaire conviée et organisée par la Guilde Républicaine des Marchands Gobelins. Comme vous vous en doutez sûrement, son commerce se portait plutôt bien depuis les attentats. L’incertitude avait augmenté les ventes d’alcool, notamments les alcools forts et bon marchés, or, même s’il voulait se diversifier vers des alcools de luxe, c’était là le produit phare de la Pomme de Mer, l’alcool de patate, au goût plus proche d’un détergent artisanal distillé en fût de chêne que d’une liqueur sucrée. Il se trouvait donc, ce jour, ce soir, au bar de l’auberge Le Rixalon, une auberge de luxe tenu par la famille Gremchka, des gobelins ayant fort bien réussi notamment par l’amassement d’une fortune immobilière colossale. C’est en ce lieu, n’ayant presque plus rien d’une auberge, aux murs d’un blanc immaculé et jalonnés de luxueuses chandelles à douze branches, qu’allait après-demain se tenir l’Assemblée Générale en question. Tout ici humait le luxe et la réussite bourgeoise. Le plafond était haut de près de cinq mètres au-dessus du bar et décoré de fresques représentant la marche du progrès sous les traits de différents marchands iconiques de l’histoire de Liberté et plus généralement de la République. On eût presque dit une chapelle régalienne shoumeïenne et les voûtes en ogives plaquées or coupant la magnifique fresque ne retirait rien à cette impression.
Il était un peu tôt et le bar ainsi que la salle étaient plutôt vides. Seppo s’attendait à tomber sur des collègues venus, comme lui, des deux autres citées Républicaines. Il fallait bien cela après tout, c’était une réunion extrêmement importante et la distance à parcourir n’était pas des moindres pour quiconque n’habitait pas la capitale. Le surlendemain il allait falloir défendre le marché libre contre les assauts des membres les plus fortunés de la guilde. En effet, il était aisé de supposer que les riches familles, les riches maîtres de corporations et les membres trempant à la fois dans le commerce et les administrations bancaires se feraient les avocats de contrôles des prix à un niveau au moins national pour tenter de renvoyer le marché à un état pré-attentat. Or cela ne faisait en rien les affaires de Seppo. Non seulement celà impliquerait une réduction de ses profits nouvellement acquis mais cela risquerait évidemment de mettre l’économie toute entière en berne. C’était inadmissible. Il fallait à tout prix trouver des alliés pour cette réunion et celles à venir, pour faire poids contre les décisions commercicides des gros bonnets de la guilde, il allait falloir argumenter, promettre, corrompre même parfois, mais ne surtout pas lésiner sur les moyens pour limiter la catastrophe à venir. Un seul attentat était bien suffisant, il ne manquerait plus que nos bourgeois pachydermes attentent à la survie des petites et moyennes fortunes.
Seppo s’installait donc au comptoir, scrutant ses alentours pour toute engeance verte susceptible d’être disposée à un arrangement commun avant la réunion du surlendemain.
- Un verre de Vert de poire s’il vous plaît,
On ne se refaisait pas, le peau-verte commandait sa propre marchandise de luxe au bar, une sympathique eau de vie de poire au goût sucré.
Il posa son tricorne sur le comptoir et commença à observer ouvertement les différents convives, un sourire avenant aux lèvres.