“Mais qu’est ce qui m’a foutu une galère pareille,
Mais qu’est ce qui m’a foutu une galère pareille,
Mais qu’est ce qui m’a foutu une galère pareille…”

C’est ce que se répétait le clone du gobelin alors qu’il parcourait les derniers kilomètres qui le séparaient de la taverne où il devait livrer une cargaison de liqueurs et eaux-de-vie en tout genre. Ses maugréations intérieures étaient rythmées par le pas des sabots ferrés de l’âne contre le pavé. En effet, notre double verdâtre s’était vu assigner cette tâche ingrate qui n’était pas censée être le fait ni du maître ni de ses émanations, mais bien de livreurs payés pour cela. Mais voilà, tout avait fait défaut ces derniers temps, livreurs malades ou même décédés, compagnie dans l’incapacité de les remplacer, bref, Seppo avait dû s’en charger, mais ayant un agenda de ministre et bien c’était un clone qui faisait le travail. Et c’est ainsi que notre protagoniste se retrouvait à devoir parcourir les derniers kilomètres, contraint par la volonté du maître, mais néanmoins avec assez de libre arbitre pour se plaindre. Pour un clone c’était plutôt un clone bien réussi, relativement peu difforme, ses vêtements d’emprunts cachaient de manière acceptable les boules cancéreuses disséminées à la surface de sa peau. Habillé, il avait tout de Seppo.

Le vieux chariot blanc était assez grand pour trois caisses de tailles moyennes de chacune une petite vingtaine de kilos ainsi que deux tonneaux de deux cents kilos chacuns. Le véhicule passait lentement dans les rues de la cité de Liberty, tracté par un pauvre âne exsangue,  s’enfonçant toujours plus dans le cœur de la ville. Enfin, alors qu’il parcourait une longue rue où le soleil couchant colorait les pavés usés par des centaines de caravanes hebdomadaires, il vit la taverne moyenne telle que l’on lui avait décrite avec sur le seuil deux silhouettes, l’une humaine, moyenne, ne payant pas de mine, et l’autre énorme. Énorme c’est peu dire. On pourrait dire gigantesque, titanesque même. Le taille de l’être non-identifié semblait augmenter à mesure que l’on s’approchait. A la manière d’un monument, des remparts d’une ville ou encore d’une montagne. Une montagne. C’était à ça que cet être faisant penser. Une montagne ayant pris vie. Était-ce là un élémentaire de roche reconverti dans le civil ? Les mètres défilants sous les roues du chariot commençaient enfin à éclaircir la question. Il s’agissait là d'une dantesque peau-verte, à vue de nez, que le clone avait fort long, elle devait bien faire le double de sa taille et le double de son envergure au moins. A s’en approcher encore un peu plus, le qualificatif de montagne semblait presque plus approprié que celui de créature. La peau-verte était vallonnée de muscles saillants qui renforçaient cette allure de formation rocheuse incarnée. C’était très clairement une orque, et pas n’importe quelle orque, une orquesolide et sèche.

La fascination de notre gobelin avait fait passer les mètres bien vite et voilà qu’il était déjà au niveau de ses  interlocuteurs, il fallait se ressaisir, après tout il avait une mission, littéralement sa raison d’être. Livrer et assurer le service client !

“Bien le bonjour chers confrères ! Je cherche le taulier, Jetmi on m’a dit ! Je suppose à vos fripes que c’est vous. Je suis Seppo, et j’ai pour vous une cargaison de breuvages variés !”

Sans leur laisser le temps de répondre, il grimpait sur la toile de son chariot de sorte que sa tête dépassa même celle de l’orque.

“J’ai de la bière d’ambroisie,
De la cervoise de lierre,
Et de la liqueur cramoisie !

J’ai, pour vos acrobates,
De l’eau de picrate,
et pour vos combattants,
Quelque requinquant !

Enfin j’ai pour vous, cher marchand,
De quoi finir les riches titubants,

Bref j’ai votre chargement! “

A ces mots, il sauta du chariot et offrit sa main tendue en guise de salutation.

A l’écoute de la ritournelle commerciale de Seppo l’orque présente lui décrocha un sourire à mi-chemin entre le jovial et le carnassier. Sûrement le sourire le plus amical qu’une orque pouvait exécuter en somme. Un peu effrayant à vrai dire, mais elle ne semblait pas animée de mauvaises intentions et commença à décharger la carriole. Et c’était bien sympathique de sa part car si les transporteurs à Courage avaient fait le chargement, il n’y avait ici personne à part la costaude peau-verte capable de décharger des tonneaux de ce gabarit. Ce n’était pas la moitié de demi-portion que représentait un clone de Seppo qui allait pouvoir se charger de cela, pour sûr.

Une fois que le tôlier eût expliqué à l’orque ce qu’était la poésie, un concept avec lequel visiblement elle n’était pas familière, il s'enquit de ce qui pouvait bien amener le patron d’un réseau de commerce à effectuer les livraisons lui-même. Seppo lui expliqua volontiers que le premier transporteur avait choppé la grippe des trompes de Kyouji et le deuxième s’était noyé dans une mare en se brisant la jambe, laissant le gobelin sans livreur à l’heure ou la livraison devait partir. Il se retint bien de lui faire savoir qu’il était lui-même un clone. Cela aurait pu être mal pris.

Les deux tonneaux descendus l’orque fit connaître son désir de goûter la marchandise. Le gobelin, commerçant jusque dans ses globules et fier de son produit ne pouvait dire non à une si facile occasion de démontrer son amabilité et la qualité de ses distillations.

" Mais bien sûr ! " s’exclama le marchand.
A ces mots il plongea agilement au fond de sa carriole, et commença à fouiller dans une caisse qui regroupait ce qui n’avait rien à voir avec la livraison. Il ressorti vingt secondes plus tard, posant deux à deux cinq bouteilles toutes différentes. Il les avait justement stockées pour quiconque voudrait goûter sa marchandise. La crème de la crème en quelque sorte. Un bon marchand doit toujours avoir de quoi se vendre.

" On ne va pas taper dans la livraison pour la taverne, il s’agirait qu’il en reste pour vos clients, mais j’ai là d’excellents spiritueux, le tout nouveau haut de gamme ! Tout droit sorti de mes cuves et alambics !  Vous êtes plutôt alcool sucré, fort ou bien une bonne bière bien rafraîchissante ? "

Un large sourire était affiché sur les babines du gobelin. La verte et massive présence de l’orque lui rendait au final fier service. Même si elle semblait un peu brute de décoffrage, elle était fort sympathique et son côté simple était une bonne façon détournée, par le biais d’une beuverie enjouée, de convaincre le tavernier que la bibine aurait l’effet escompté sur ses clients.

C’était gagnant-gagnant. Enfin surtout gagnant-payant, ce qui intéressait plus Seppo.

L’orque éructa de satisfaction ou peut être était-ce une expression orque pour signifier la-dite satisfaction. Cela ressemblait tout de même vachement à une éructation, mais bon le souci c’est que tout ressemble à une éructation quand un orc prend la parole. Si guttural devait qualifier une seule langue ça serait celle des orcs en somme. Enfin en tout cas la cliente était joyeuse et cela s’entendait. Elle voulait tout boire.

Pour satisfaire l’orc il allait surement falloir un truc bien corsé. De quoi raidir un ou deux bonhommes de Reiki. Vous savez, les bonhommes bien chevelus, bien barbus qui tapent sur tout ce qui bouge et qui boivent jusqu’à plus soif ? Le genre à faire des concours de beuverie. L’orque a vu de nez pouvait sûrement en étaler deux ou trois dans un concours de boisson. Du moins c’est ce que le gobelin supposait.

Il emporta donc à l’intérieur les cinq bouteilles de tailles disparates pour les faire goûter à ses clients et s’installa à une table, le comptoir lui semblant bien haut.

“Tout ce que j’ai ici sont des boissons de ma confection qui ne sont pas encore sur le marché. Rien de ce que vous ne pouvez gouter ailleurs ! Je vous fais en quelque sorte déguster avant tout le monde ce que l’on s'arrachera bientôt ! Je vous propose de déguster cela dans l’ordre, pour que les goûts restent intacts. Tout d’abord une bière de courage, j’ai nommé “Amère du port”, rien de bien fort seulement sept pourcents. C’est frais, ça se boit tout seul, elle est un peu verte et amère de goût c’est parce que c’est fait avec de la jeune pousse de seigle cultivée non loin de la ville portuaire, je pense que cela peut ravir bien des camarades de beuveries.”

A ces mots il déboucha la plus grosse des cinq bouteilles et remplit un verre pour lui, une demi pinte pour le tavernier et une pinte pour l’orque.

Au programme donc la bière, puis un hypocras doux, la liqueur de fruit sucrée, la liqueur forte, et l’arrache gosier. Le seul ordre pour déguster l’alcool en fait, sans qu’aucun des breuvages ne masque ou ne gâche le goût du suivant. Une fois l’arrache gosier descendu on ne sent de toute façon plus rien donc toujours le laisser pour la fin.

“Voilà après ça j’ai ici un Hypocras, une liqueur de Framboise des rocheuses, un élixir d’Artemisia et enfin le “Brûle-gosier” dont vous me direz des nouvelles ! En selle ?”

Le Gobelin assis à l’opposé de la où se tenait ses hôtes donnait plus l’air d’être chez lui dans son échoppe que dans la taverne d’un client, en bon commerçant il avait prit les rênes, les bras ouvert à côté du nouvel étalage de bouteilles, le dos en arrière, les babines découvrants un large sourire à la fois enthousiaste et cupide, les trois verres déjà servis,  il invitait clairement à ses comparses à s’assoir et les festivités à commencer.