A la recherche du Batman
Feat. Mirari
C'était une nuit bleue, pleine de spectres et de brouillard. Les crevures d'une lune gibbeuse renvoyait à grand-peine la silhouette monstrueuse des chiens. On les voyait se déplacer, comme des maisons en mouvement, dans les ruelles noires du quartier. Tous les soirs, ou presque, depuis plusieurs semaines, ils arrivaient. Et tous les soirs, le bilan des morts augmentait. Au début, ç'avait été les enfants. Ils disparaissaient, en ne laissant derrière eux que des bouts de chemise déchirés. Puis, on avait barricadé les maisons. Alors, ç'avait été les parents, puis les soldats. Peu importe quelle place occupait ces monstres dans les bestiaires d'érudits, certains toisaient, plus hauts que les faîtes des bâtiments. D'autres pesaient lourd comme un cheval, et leurs gueules réduisaient les armures en trognon de fer.
Le pire restait de les voir, silencieux. Trois mètres au garrot, longs comme deux charriotes, mises bout à bout, leurs pas ne faisaient, pourtant, presque aucun bruit. Parce qu'ils étaient des chasseurs, avant tout; et qu'ils avaient trouvé un superbe terrain. Il y avait dans leur posture, dans leur gestuelle, une prédation vieille comme la nuit des temps. Leurs yeux jaunes, déments, se collaient aux fenêtres mortes en quête de proie. Quelquefois, leurs museaux s'essayaient à passer au travers...
C'est dans ces moments que Nick Van Owen les attaquait.
Nick Van Owen avait servi quinze ans dans l'armée, au service des Draknys. Il avait raccroché, quand ses souverains étaient morts, et que leur criminel s'était permis d'usurper le trône. En échange de ses loyaux services, on lui avait offert une petite bicoque, déchaussée, dans la partie sud de la ville. Tout s'était à peu près bien passé, jusqu'à ce que cette meute de cerbères vienne leur rendre visite. Il en avait tué quelques-uns, en tranchant la carotide de leur tête principale. Mais celui-ci était particulièrement gros. Des cuisses larges comme des piliers de clôture, une poitrine en écusson, qui obombrait ceux qui l'approchaient, et trois énormes gueules gluantes de rage. Nick l'avait déjà vu dévorer Teddy, l'un des gardes, comme un vulgaire en-cas. Son armure avait pété dans un sifflement, un rivet avait volé sur dix mètres, et le reste de la viande avait été chié deux jours plus tard, au pied des remparts. Il paraissait invincible, mais le guerrier savait que s'il visait juste...
Planqué à l'ombre d'une maison, un bruit arracha son attention. Le quartier était grand, et le cerbère n'était pas seul. L'avait-on repéré... ? Son arbalète en main, il s'approcha, précautionneusement, de l'angle où ça avait fuité. Le cerbère, lui, devait être encore en train de plaquer sa truffe contre une des vitres de la piaule. Nick avait encore un peu de temps, pour assurer ses arrières. Il commençait à se chier dessus, mais préférait ne pas entendre son ventre. Ces saloperies avaient un bon flair. Et puis, tout était si silencieux... Il n'avait pas envie qu'on le repère, pour une histoire de flatulence mal dosée.
Il arriva à l'angle de la maison. Arme en poing, il pivota brusquement, à quatre-vingt dix degrés... et rien.
Fausse alerte.
Puis, une goutte lui atterrit sur le nez. Fichu brouillard... Déjà qu'il était difficile d'y voir, - et ce qu'il pouvait faire froid ! - il fallait en plus qu'il se mette à pleuvoir ? Une eau, gluante, lui atterrit sur l'épaule. « Putain de... »
Ce n'était pas de l'eau.
Nick se retourna, vitesse éclair, et éclata comme une pomme de pin. Sa poitrine sauta, et un cri, déchirant, s'étrangla entre les deux mâchoires du monstre. Il avait l'impression qu'on lui ouvre la tronche à longues volées de scie.
Sa vie clignota.
Deux images.
Sa femme, Kathia. Une belle indigène, aux cheveux sombres, bouclés. Morte et violée durant le raid Ryssen. Sa fille, Aïcha, toujours en vie. Quelque part, sans doute, au bras d'un grand guerrier. Il aurait aimé la voir une dern...
Noir complet.
Cet homme avait soufflé des promesses énamourées au creux du cou de son épouse. Il avait porté sa fille sur ses épaules. On l'avait battu, on l'avait chéri; il avait commis des erreurs, mais, somme toute, moins que des choses justes. Avait toujours essayé d'être droit.
Demain, il ne serait plus qu'un tas d'excréments osseux sur le sable.
La bête lécha ses babines, et décida de battre en retraite. Son ouïe l'avertit qu'une troupe d'hommes se massait, plus à l'est. Elle avait eu de quoi manger : plus de raison de rester. Derrière les fenêtres opaques, on l'observait, certainement. Des enfants, des parents, des mères et des pères tétanisés par ce monstre long comme un camion-benne. Pourtant, elle ne devait certainement pas différer d'eux tous. Elle aussi, on avait essayé de la chasser de son foyer.
On avait réussi, d'ailleurs, si bien qu'elle en était réduite à dévorer des civils à la frontière même d'Ikusa.
Elle aperçut, à l'extérieur des remparts, des lumières clignoter. Les torches des hommes, qui combattaient les siens. D'énormes cadavres grisaillés de poussière se tenaient, amorphes, sur le sol. Leur ventre avait été percé de toutes parts. Un instant, le cerbère sentit une colère poindre en lui. Il avait envie de les dévorer. Tous. Jusqu'au dernier. Parce qu'on l'avait chassé de sa grotte. Parce qu'on les exterminait. Son énorme carcasse se mit en branle, et il courut, en direction de...
Quelque chose approchait.
Il leva ses trois gueules, incongrues, en direction du ciel, et renifla. Il y avait toujours cette brume, sépulcrale, qui tannait le ciel et empêchait d'y voir plus de quelques étoiles. Une de ses têtes vira à droite; l'autre à gauche. Celle du centre continuait de renifler, frénétiquement. Il ne connaissait pas cette odeur, mais elle l'inquiétait. Cinq mille ans d'instinct se mirent à battre sans relâche.
Ca approchait.
Que n'aurait-il pas donné, pour retourner à sa vie d'avant. Quand il n'était guère plus qu'un chiot, lové au creux des mamelles de sa mère. Quand ils vivaient tous, dans cette grotte, avant l'arrivée de ce monstre. Quand il n'avait pas à craindre pour sa vie.
Il était assez invraisemblable de mettre en perspective la vie d'un monstre, d'y accrocher un peu d'humanité. Sauf, bien sûr, au regard d'un monstre, encore plus grand. Le cerbère leva ses trois têtes, silencieux.
Ca tombait.
Il tenta de déguerpir, mais une comète le pulvérisa comme un jeu d'osselets. Une vertèbre sauta avec la vigueur d'un pistolet de départ. Un oeil rond, débile, rebondit sur le sable, et deux tonnes et demi de viande hachée s’éparpillèrent un peu partout.
Marjhan se redressa, le visage grumeleux de sang, et s'essuya d'une main élégante. Elle jeta un regard, un instant, au niveau de son poignet, avant d'observer les environs. Des lumières s'agitaient, au loin. On continuait de les combattre. Sans attendre, elle décolla, laissant derrière elle la ruine de ce qui fut, autrefois, un petit chien mignon.