Une journée presque ordinaire
Feat. Tagar Reys
- "Ali ! Apporte-moi la commande de monsieur Cordell ! Quatre longes de porc et deux entrecôtes de bœuf !"
Qui aurait cru qu'un homme n'ayant connu qu'une existence nomade faite de batailles, de combats et de mercenariat, pouvait radicalement changer de vie pour adopter une carrière plus sédentaire de modeste boucher ? Lui-même n'y songeait pas, au début. Autrefois fier guerrier, il avait suffi d'une rencontre avec une véritable tornade de chair et de feu, et des cris de larmes de son premier né pour que ce spadassin reikois décide de ranger une fois pour toutes son épée afin de s'occuper de sa famille naissante. Ainsi Aron et Norah avaient investi leurs économies des primes engrangées par des années de mercenariat à l'achat d'une grande bâtisse menacée d'abandon. Les travaux d'aménagements, nombreux, n'empêchaient nullement ce jeune père de famille de se projeter dans l'avenir, dans ce changement qui l'appelait autant qu'il le redoutait. Etait-il prêt pour cela ? Le sourire du petit Rohan et les yeux de Norah réchauffaient son cœur d'ancien guerrier et le confortait dans sa prise de décision. Les arrivées dans leurs vies de Niklas et d'Alinka achevèrent de graver dans le marbre leur reconversion désormais réussie.
La boucherie Bell jouissait d'une certaine réputation dans le quartier nord d'Ikusa. Reconnue pour la tendresse et la qualité de ses produits ainsi que d'une rigueur dans l'équarrissage des carcasses et la découpe des pièces de viande, l'enseigne accueillait ses clients avec le charme de Norah et la bonne humeur d'Aron lorsqu'il n'était pas en train de découper les chairs d'animaux avec ses enfants. Bien que les deux aînés aient choisi d'entrer dans le corps militaire du Reike, la jeune Alinka resta auprès de ses parents et les aida à la bonne marche de la boutique. Celle-ci se composait d'un grand étal sur lequel étaient disposées les différentes pièces de bœuf, porc, poulet et autres viandes plus exotiques, ainsi que des pâtés et terrines faits maison. L'arrière-boutique était aménagée de manière à servir autant de laboratoire que d'atelier d'abattage, d'équarrissage et de stockage des produits bruts. En cet endroit opérait la magie de la maison Bell et ce qui valait la réputation de la boucherie. En effet, la famille avait pris pour habitude de s'entraîner dans l'art du combat à mains nues en se servant des carcasses et cuisses de bœuf comme d'autant de sacs de frappe pour Aron et ses enfants. Ils partageaient ainsi des moments de complicité tournant parfois en pugilat en bonne et due forme avant de finir en sourires entendus. Et autant dire qu'avec leur force hors du commun, nul besoin de maillet pour attendrir la viande.
En ce deux février de l'an -1, le temps se voilait d'une douce température d'hiver au sein de la capitale du Reike. Comme à son habitude, Aron ouvrit tôt la boutique, accueillant les premiers clients venus passer commande. La plupart étaient des réguliers de l'enseigne, et toujours furent accueillis de bonne manière par le propriétaire des lieux, sa femme et leur fille au caractère aussi spontané que revêche. Aron avait passé une bonne partie de la matinée à préparer les différentes pièces de viande à présenter sur l'étal aux aurores, aidé en cela par sa fille bien aimée. Avant d'ouvrir, il s'assurait ainsi de la bonne préparation des commandes passées la veille lorsque le stock venait parfois à manquer. L'homme mettait d'ailleurs un point d'honneur à honorer chaque réservation en temps et en heure, quitte à parfois élever la voix pour accélérer le mouvement, au grand désarroi d'Alinka qui répondait en ronchonnant. La tendance de sa fille à l'insubordination dépitait le père de famille, mais il ne haussait jamais le ton sans raison.
Odemar Cordell était l'un de ces clients fidèles de la boutique, toujours présent à la première heure pour recevoir sa commande habituelle, toujours composée des mêmes morceaux de viande. Quatre longes de porc et deux entrecôtes de bœuf bien tendres, façon Bell. Un bourgeois à la ponctualité effarante, réglé comme une horloge, ne tolérant aucun retard, ni aucun débordement dans son train-train quotidien. Un commerçant comme lui, spécialisé dans la joaillerie, dont la boutique était plutôt bien en vue. Aron demeurait cordial, tout le contraire de la bouillonnante Norah qui préféra s'isoler dans l'arrière-boutique plutôt que de piquer une crise de colère et griller sur place cet homme dont le visage et le comportement condescendant l'irritait de tout son être. Alinka se rangeait de son côté, mais aurait plutôt voulu attendrir la carcasse grasse de "Monsieur Connard" selon ses propres mots. Aron s'occupait alors de tenir la boutique le temps qu'Odemar Cordell puisse repartir ravi – ou du moins satisfait. Et éviter des esclandres pouvant entacher la bonne réputation de la boucherie Bell.
Parfois, il se demandait comment il arrivait à maintenir sa boutique à flot avec autant de fortes têtes au sein de la famille. Mais Aron n'en fit pas grand cas, car il les aimait tous. Il en était le pilier, la clé de voûte, la première pierre de la maison Bell. Et la raison de sa bonhommie, sa bonne humeur, son sourire de vieux grigou bourru bon vivant. Il appréciait finalement ce statut de chef de famille, il voyait grandir ses enfants comme autant de germes devenus de jeunes et vigoureuses jeunes pousses.
Comme quoi, il avait eu tort de craindre ce changement de carrière.