Elle se hisse sur la pointe des pieds pour attraper un des lourds ouvrages en haut d’une étagère, dans un équilibre précaire sur un vieil escabeau avant de le lâcher sur la pile qu’elle constitue depuis quelques heures. Quelques jours après sa rencontre avec William, elle passe son jour de congé dans la boutique familiale, sur demande de son père. Il ne souhaite pas laisser son petit frère gérer seul la boutique aujourd’hui, ayant une course à faire en dehors de la ville. Elle a docilement accepté de sacrifier son repos pourtant bien mérité pour donner un coup de main, se disant qu’elle repartirait sûrement avec un vieux grimoire sous le bras et croiserait peut-être le vieux Edward à la recherche d’un autre livre pour l’aider dans sa découverte. Elle jette à peine un œil à son frère lorsqu’il passe dans l’arrière-boutique, tout afféré qu’il est à trouver quelque chose.

Tourisme… Guide… Carte…

Troisième étagère, à gauche. Non, la claire. Plus haut. Troisième j’ai dit.

Il lui lance un regard mauvais avant de grommeler un quelconque nom d’oiseau.

Je savais très bien.

Non tu ne savais pas.

C’est moi qui travaille ici.

J’ai passé trois ans de plus que toi dans cette boutique je te rappelle, Eivaro.

C’est qu’il y en a trop. Eivar. Pas Eivaro. Theldj.

C’est que tu n’as pas encore compris que le cerveau de Père marche à l’envers. Il ne range pas selon la logique commune, mais selon sa logique à lui. Et t’es aussi un Theldj, je te rappelle.

Elle descend de son perchoir puis s’approche de la bibliothèque devant laquelle son frère semble perplexe. Elle glisse sa main doucement sur l’étagère jusqu’à arrêter son doigt sur la couverture d’un petit ouvrage relié d’un fil argenté. Sans un mot de plus, elle retourne à sa pile de livres qu’elle cale sur sa hanche puis se dirige vers la porte battante pour accéder à la librairie. Son frère marmonne à nouveau dans sa barbe et glisse finalement le petit guide qu’il cherchait sur la pile de Nehla.

Tu n’as qu’à t’en charger, toi qui connais si bien la boutique.

La jeune fille soupire avant de secouer la tête, elle ne le changera décidément pas. Elle pousse la porte d’un mouvement du pied et se glisse dans la librairie en observant la pile de livre calée contre son corps. Elle glisse la pile de livre sur le comptoir avant d’observer la salle pour trouver à qui elle doit donner le guide de la ville confiée par son frère. Elle repère un habitué, toujours plongé dans ces ouvrages d’histoire, et un autre client qui semble dévorer un livre de cuisine. Son regard émeraude se pose finalement sur un jeune homme aux cheveux de feu. Ce doit être lui, à la manière qu’il a de glisser ses yeux sur les différentes étagères qui ornent les murs de la boutique.

Elle glisse une mèche de cheveux derrière son oreille et attrape le petit guide avant de se diriger vers lui. Elle toussote doucement pour attirer son attention et lui adresse un sourire lorsqu’il se retourne.

Bonjour ! Bienvenue chez les Theldj. Je pense que vous avez pu discuter, enfin vous faire harponner par mon frère, et il vous a sûrement recommandé ceci.

Elle lui tend le livret en relevant la tête vers lui, un sourire toujours aux lèvres. Elle en profite pour noter qu’ils partagent la même couleur d’iris, ce qui lui fait hausser un sourcil. Elle fait un geste de la main en direction du comptoir où elle a laissé sa pile de livres, avant de reculer d’un pas.

Si vous avez besoin de quoi que ce soit, n’hésitez pas !

Elle penche légèrement la tête sur le côté en lui souriant à nouveau et se retourne vers son comptoir, attrapant les livres un à un pour les ranger sur différentes étagères de la librairie, évoluant avec discrétion et fluidité entre les allées de livres, les tables couvertes de vieux grimoires qui prennent la poussière, et les piles d’ouvrages qui attendent patiemment que quelqu’un, sûrement pas son frère apparemment, les range à leur place.

Toujours en équilibre, elle penche légèrement la tête en arrière pour jeter un œil au jeune homme qui lui tend son guide touristique. Elle lui rend son sourire avant de lui faire un signe de sa main libre lui indiquant qu’elle n’en a que pour une minute. Rapidement, elle glisse les ouvrages à leur place respective, retenant son souffle en posant le dernier, un vieux grimoire de magie dont elle a usé les pages, sur l’étagère la plus haute qu’elle puisse atteindre. Elle prend appui d’une main sur le mur de livre pour se donner encore un petit centimètre de hauteur et pousse le livre du bout des doigts en se mordant la lèvre. Elle expire finalement tout l’air qu’elle a retenu pendant une minute, satisfaite de son travail puis elle pivote sur son marchepied en replaçant le col de son chemisier, un sourire aux lèvres, les pommettes légèrement rosies par l’effort. Elle époussette sa jupe pour se débarrasser des quelques débris des vieilles couvertures qui ont pu s’effriter à cause de sa manipulation puis elle pose finalement ses yeux sur le jeune homme. Un brin essoufflée, elle attrape le livret en fronçant un sourcil, avant de le faire tourner entre ses doigts.

Il est vraiment pénible. Pardon. Je dois vérifier sur le registre, mais il me semble que je vous dois un peu de monnaie dans ce cas !

Elle adresse à nouveau un sourire chaleureux au jeune homme immobile en face d’elle avant de pencher légèrement la tête sur le côté.

Il faudrait que vous…

Hm ? Oh, pardon !

Il recule finalement d’un pas, laissant ainsi à Nehla le loisir de descendre de son perchoir, perdant ainsi l’avantage de la taille qu’elle avait. Si, quelques secondes avant, elle surplombait l’inconnu, elle doit désormais légèrement lever la tête pour le regarder. Elle l’invite à la suivre d’un geste de la main, replaçant sur son passage un ou deux manuscrits qui menacent de glisser d’une table un peu bancale, sans vraiment s’en rendre compte, comme si elle faisait presque corps avec la librairie après toutes ces heures perdues à l’arpenter, une sorte de sixième sens qu’elle a développé en sachant où chaque publication est rangée et dans quel sens.

Elle se glisse derrière le comptoir et tire l’épais registre de son étagère. Jetant un œil au petit guide, elle jauge sa date d’entrée dans la librairie, ouvrant le registre à quelques pages près au bon endroit. Elle parcourt rapidement les lignes, déchiffrant les pattes de mouches de son père, son doigt glissant le long des pages jusqu’à tomber sur le livret.

Je l’ai !
Elle glisse sa main dans la caisse et en sort la monnaie nécessaire pour le jeune homme.

Et voilà, la monnaie sur votre pièce ! Et puisque j’ai cru comprendre que vous n’êtes ici que depuis peu de temps…

Elle attrape un des nombreux calepins sur le comptoir, en arrache délicatement une page, y pose quelques mots avant de souffler sur l’encre pour la faire sécher et de tendre le petit feuillet plié avec le guide de la ville au jeune homme.

Je me permets de vous conseiller cet endroit !

Le nouveau venu en ville déplie la petite feuille avant d’y poser ses yeux aussi verts que les siens. Il jette un œil sur l’adresse de l’auberge et semble esquisser un sourire en lisant les quelques mots plus bas :

Une boisson au choix offerte pour l’achat d’un guide de Liberty.

N. T.

Codage par Libella sur Graphiorum

Elle lui offre un nouveau sourire avant de froncer un sourcil.

Je peux peut-être vous conseiller autre chose qu’une auberge et vous vendre un guide touristique cela dit. Je suppose aussi que vous n’êtes pas entré ici de plein gré, mais peut-être qu’un de nos ouvrage pourrait vous plaire. À moins que vous ayez quelque chose d’autre mieux à faire ! Pardon, j’ai tendance à m’emballer un peu quand il s’agit des livres… Je ne vous dérange pas plus, faites moi signe si vous avez besoin de quelque chose, d’un conseil, d’autre chose, d’accord ?

Elle sourit à nouveau, de ce sourire qui lui fait plisser les yeux et fait légèrement ressortir ses rides d’expression aux coins des yeux.

Oh pardon, encore une petite chose !

Elle glisse sa main vers l’encrier et y trempe la longue plume blanche.

Je dois enregistrer l’achat. La date et… Vous êtes Monsieur… ?

Quelle était la probabilité pour qu’elle tombe sur un aventurier, elle qui rêve de voyager depuis si longtemps, dans la librairie familiale alors qu’elle n’aurait pas dû y être mais plutôt se prélasser dans son lit avec un bon livre et une grande tasse de thé ? Plutôt faible. Elle sourit machinalement, posant finalement la plume sur son support.

Destin.

Elle attend quelques secondes, le temps de laisser à l’encre le temps de sécher, avant de fermer le registre et de le remettre, lui aussi, à sa place. Nehla se hisse légèrement sur la pointe des pieds pour jeter un œil au livre dont parle le jeune homme, prenant appui sur le comptoir. Elle l’écoute avec attention, un sourire en coin aux lèvres, avant de finalement glisser une main derrière sa tête pour replacer un peu nerveusement la broche qui les retient.

Je pense que vous savez beaucoup plus que moi sur le monde extérieur, Monsieur Reensoar. Je me suis contenté d’imaginer pour le moment. Et…

Elle baisse les yeux sur le livre pour enfants en haussant les épaules, un sourire aux lèvres, elle relève légèrement sa main du comptoir pour la retourner, paume vers le plafond, créant une bulle d’eau à mesure qu’elle prononce le reste de sa phrase :

Je dois dire que j’ai aussi rêvé de les rencontrer, ces créatures fantastiques… Surtout les Sirènes dont parle le quatrième conte, celles qui sont dessinées dans des bulles d’eau. La grande illustration, en page quarante-trois.

Ses joues rougissent légèrement alors qu’elle se rend compte que donner autant d’informations sur un détail aussi insignifiant d’un livre pour enfants prouve qu’elle a usé encore et encore les pages du recueil. Un brin honteuse, elle se pose à nouveau sur ses pieds au sol, laisse couler l’eau de sa bulle le long de son avant-bras en l’absorbant à mesure que le liquide suit le tracé de ses veines, puis se met à entasser quelques feuillets et autres carnets sur le comptoir, machinalement, un automatisme qui lui permet de faire abstraction de ses sentiments. Elle lève à nouveau les yeux vers le jeune homme, osant finalement lui poser la question qui lui brûle les lèvres qu’elle mordille légèrement.

À l’occasion, si nous nous recroisons, ou quand vous aurez du temps, vous voudriez-bien… Enfin… J’aime beaucoup… Hm… Vous me raconteriez une de vos aventures ?

Elle baisse à nouveau les yeux alors que ceux de son interlocuteur deviennent un peu plus étincelants, peut-être un peu moqueurs, tout du moins rieurs. Elle recule soudainement d’un pas, plaçant les mains devant elle en les secouant légèrement.

Vous n’êtes pas obligé bien entendu ! Enfin, je ne vous pas vous embarrasser, si vous êtes en ville c’est que peut-être vos voyages n’étaient pas forcément voulus, enfin, je n’en sais rien, mais je suis juste curieuse ! Je sais, c’est un gros défaut, mais je n’y peux pas grand-chose, c’est plus fort que moi, et je crois que j’ai déjà lu tout ce qu’il y a sur les bibliothèques de la librairie, et dans l’arrière-boutique, et tout ce qui me passe sous la main en ce qui concerne le monde connu, mais avoir un témoignage, un vrai, un récit vécu par quelqu’un, c’est quand même bien plus intéressant, surtout si la personne est encore vivante et en face de moi et que je peux lui poser des questions et…

Elle stoppe soudainement son monologue, la bouche légèrement entrouverte, encore plus honteuse et confuse quand leurs regards se croisent.

Je suis désolée, encore une fois. Je m’emballe.

Elle se râcle doucement la gorge, expire lentement en fermant les yeux, puis, ayant repris un semblant de contrôle de la situation, elle ouvre lentement les yeux, un léger sourire de circonstance aux lèvres.

S’il vous vient l’envie de conter vos histoires, j’aimerais pouvoir les entendre, si vous le voulez bien.

Ses pommettes, toujours roses, la veine de son cou qui ressort légèrement et sa respiration un peu trop rapide trahissent le masque qu’elle tente de mettre en place, témoignant plutôt de son intérêt pour le jeune homme, du moins pour son histoire, et ses pupilles vertes agrandies par l’excitation d’un nouveau récit à entendre peinent à montrer autre chose que sa curiosité exacerbée par ce voyageur inconnu.

La jeune femme se tourne vers le libraire en herbe, un léger soupir de satisfaction s’échappant de ses lèvres face aux bras vides de Dorgen. Elle jette un œil dans la boutique en affichant une moue dubitative. Ils ont certes bien travaillé, mais pas assez pour rattraper le retard accumulé depuis des semaines par son frère. Elle hausse un sourcil en apercevant Eivar se faufiler dans l’arrière-boutique, se disant qu’il a bien de la chance qu’elle soit toujours là pour l’aider, et qu’elle-même a beaucoup de chance d’être tombé sur ce voyageur, qui n’a finalement pas rechigné le moins du monde à lui conter ses histoires, ni même à continuer en lui prêtant ses bras.

Merci pour votre aide, Monsieur Reensoar, je n’y serais probablement pas arrivée sans vous !

Le jeune homme lui adresse un sourire en haussant les épaules, comme si c’était le moins qu’il pouvait faire. Elle le lui rend bien volontiers avant de se diriger vers le comptoir, sa main venant chercher un des livres sur une console pour le repousser, mais ses doigts ne font que glisser sur le bois vernis. Elle se stoppe dans sa lancée et observe, interloquée, l’espace vide. Elle prend soudainement conscience de tous les ouvrages qu’ils ont rangé, tourne sur elle-même en observant la librairie. D’aussi loin qu’elle se souvienne, elle n’a jamais vu la boutique familiale aussi dégagée des monticules de papier. Elle remarque finalement la lumière orangée du crépuscule naissant filtrant à travers la grande vitrine qui donne une atmosphère magique, presque mystique à l’endroit.

Un sourire presque mélancolique se dessine sur ses lèvres alors que ses grands yeux verts parcourent la salle pour finalement se poser sur le visage un brin interloqué du conteur. Elle reprend soudainement ses esprits.

J’y pense, vous avez faim ? Je vous offre votre repas, en remerciement de votre aide. Ce n’est pas négociable !

Son regard pétille en voyant le jeune homme se décomposer devant elle, réfléchissant probablement au moyen d’échapper à l’invitation qu’il ne peut dans tous les cas refuser. Elle lui fait le même signe de la main que quelques heures plus tôt, lui indiquant qu’elle en a pour une minute, puis se faufile dans l’arrière-boutique pour récupérer son sac et signaler son départ à un petit frère relativement sceptique. Elle n’oublie pas de récupérer son carnet, laissé sur le comptoir plus tôt, désormais alourdit de l’encre des histoires de Dorgen.

Sans laisser le temps au jeune homme de protester, elle lui attrape le bras pour l’entraîner à l’extérieur de la boutique, faisant tinter la petite clochette de ce bruit si mélodieux qu’elle n’entend même plus, trop habituée à ce son. Toujours accrochée au bras du rouquin, elle se dirige vers l’auberge dans laquelle elle travaille, seul moyen pour elle d’être sûre que son invité du jour se restaure convenablement et qu’elle pourra faire déduire le tout de son salaire, sans donc avoir besoin de rentrer chez elle pour récupérer dans son petit coffre, les quelques pièces nécessaires aux frais du jour.

Le nom vous dira probablement quelque chose…

Un sourire malicieux s’affiche sur son visage alors qu’ils approchent du lieu. Elle jette un œil discret à la salle qui semble relativement vide, ce qui l’encourage dans son choix. Elle voit également que sa collègue Nara ne travaille pas ce soir-là, la soulageant d’un poids. Elle a beau faire tous les efforts du monde, elle ne la supporte tout simplement pas.

Elle observe Dorgen lever les yeux vers le nom peint en bleu sur la devanture de l’auberge.

Le Bruit qui Court… ?

Tout à fait.

Il glisse finalement la main dans sa poche pour en sortir la petite feuille pliée que Nehla lui a donné plus tôt, en haussant un sourcil. Nehla en profite pour détacher délicatement la broche qui retient ses cheveux et de la glisser avec soin dans son petit sac, avant de passer ses doigts dans ses longueurs pour les détendre. Elle ne travaille pas à l’auberge ce soir, a donné sa contribution à la librairie, elle peut donc laisser ses cheveux virevolter à leur gré.

Vous pourrez le garder pour plus tard, je vous l’ai dit, c’est pour moi.

Un sourire et un signe de tête plus tard, elle pousse la porte de l’auberge. Elle adresse un discret signe de la main à sa collègue qui lui répond en hochant doucement la tête avant de souffler sur une mèche de cheveux rouges qui ne cesse de venir se placer devant ses yeux, malgré la barrette qui est censée les retenir. La jeune femme aux yeux verts se dirige vers le fond de la salle, se glissant sur une chaise contre le mur, avant d’inviter Dorgen à faire de même. Elle sort son carnet de son sac ainsi que son petit crayon, prête à rédiger quelques pages si toutefois l’envie prenait à son compagnon de lui conter une nouvelle aventure.

Elle n’a pas jeté un œil à sa collègue ni aux assiettes qu’elle a posées devant eux. Nehla observe Dorgen en silence, se demandant s’il n’est pas complètement fou de lui poser de telles questions. Et en même temps, c’est bien ce genre de mots qu’elle rêve d’entendre depuis longtemps. Quelqu’un a verbalisé ce qu’elle désire le plus, à sa place, et c’est tout ce qu’elle attendait de la vie. Qu’on la mette devant l’évidence et la simplicité de la chose. Elle sort soudainement de sa contemplation en entendant un rire qu’elle connaît bien, se disant que le vieux Edward doit se sentir bien seul au quotidien pour passer ses journées et ses soirées à l’auberge. Elle attrape le grand verre d’eau fraîche qu’on lui a servi plus tôt et l’avale d’un trait, les yeux clos, en se concentrant le plus possible sur cette action. Elle repose délicatement le verre vide avant d’ouvrir les yeux pour laisser glisser son regard sur son assiette.

Elle plonge sa cuillère dans le plat, crevant délicatement la pâte feuilletée qui cache le contenu, avec un soupir de satisfaction en respirant l’odeur des épices qui s’échappe soudainement de ce dôme. La fameuse soupe qu’elle aime tant, revisitée pour faire plus de vente, probablement, n’a rien perdu de tout ce qu’elle a de réconfortant. Elle laisse sa cuillère dans l’assiette, pose ses coudes sur la table, puis vient croiser ses doigts pour y poser son menton. Elle observe à nouveau Dorgen qui semble perplexe.

Il faut l’ouvrir.

Le jeune homme relève furtivement les yeux avant de se saisir de ses couverts et de créer une entaille tout le long de la coque rougeâtre, légèrement craquante, qui retient tous les ingrédients de son plat. Une sauce à base de tomate se déverse lentement dans un fumet qui sent bon le soleil, mangeant la coque de fromage, pour finalement dévoiler une ribambelle de petits légumes parfumés, accompagnés, bien entendu, de viande braisée. Hochant la tête suite à l’instruction mimée de Nehla, le voyageur mélange délicatement le tout pour s’assurer que toutes les saveurs imprègnent parfaitement l’ensemble du plat avant d’y plonger sa fourchette.

La jeune femme laisse alors Dorgen à sa dégustation, lui jetant quelques coups d’œil pour s’assurer qu’elle a correctement choisi son plat. Elle se laisse à son tour aller à sa soupe épicée, trempant généreusement quelques morceaux de pain dans le liquide orange avant de les engloutir avec appétit. Elle n’a toujours pas répondu à ses questions, et il semble presque les avoir oubliées, tout occupé qu’il est à dévorer son plat. Nehla ouvre finalement son carnet pour y noter quelques mots, avant de relire avec attention les pages rédigées dans la journée, un léger sourire aux lèvres. Sa lecture est soudainement interrompue alors que le jeune homme qui lui a tout dicté glisse une main sur le carnet pour le fermer et le tirer vers lui. Elle tente bien de le récupérer, les pommettes rosies par la honte qu’elle ressent soudainement en s’imaginant sa réaction s’il lit ce qu’elle a écrit sur lui et non sur ses aventures.

Et donc ?

Elle fait mine de ne pas comprendre, entrouvre la bouche avant de secouer la tête.

Ce n’est pas pour moi. Je ne suis pas taillée pour l’aventure.

Le jeune homme l’observe, légèrement perplexe, avant de sourire.

Et en quoi vous ne le seriez pas ?

Eh bien je… Enfin… Je n’ai pas…

Vous n’avez pas… ?

Elle lève finalement les yeux vers le jeune homme et plante son regard émeraude dans celui de Dorgen. La veine de son cou se dessine plus en relief, et ses joues virent à nouveau au cramoisi. Elle serre ses poings et ses mâchoires avant de prononcer ces quelques mots d’un ton si ferme qu’elle ne se reconnaît pas :

Je n’ai pas le courage. Et ça ne vous regarde pas.

Devant le regard interloqué du rouquin, elle se reprend immédiatement, se rendant bien compte que c’est bien une des rares fois qu’elle sort de ses gonds en public, et surtout qu’elle s’emporte contre quelqu’un qui, au final, ne lui a rien fait de mal.

Je suis navrée, Monsieur Reensoar. Je suis confuse, je ne sais pas ce qui m’a pris.

Elle baisse à nouveau la tête, laissant de longues mèches de cheveux cacher son visage, désormais livide de honte.

Elle observe les doigts de Dorgen sur son carnet, se rendant compte subitement qu'il est le seul à l'avoir ouvert. Il avait bien été manipulé par quelques personnes, mais ceux qui l'avaient pris pour le déplacer n'avaient pas eu la curiosité d'y jeter un œil. Elle écoute avec attention le rouquin, puis suit le tracé qu'il dessine sur sa carte approximative, recopiée dans un vieux livre. Elle se penche légèrement sur la table pour voir où il se déplace, puis relève la tête en plongeant ses grands yeux verts dans les siens. Elle sent ses joues se réchauffer légèrement, un mélange d'excitation face à la proposition de Dorgen, qui n'en est pas vraiment une, et d'une légère pointe de malaise lorsqu'elle se rend compte de la proximité soudaine quelle a créé entre eux deux.

Elle se recule subitement, se calant dans sa chaise. Elle attrape son verre et l’avale d'un trait, pour se rafraîchir et se donner un peu de contenance.

Je suppose que…

Sa collègue l’interrompt en se glissant derrière elle pour débarrasser la table, non sans laisser ses yeux glisser vers Dorgen tout en donnant un léger coup de coude dans le bras de la jeune femme, appuyant le tout d’un clin d’œil. Nehla lève les yeux au ciel en soupirant.

Des desserts ? À moins que tu ne préfères…

Oui, celui du jour, s’il te plait.

Je présume que vous…

Oui, à partager. Merci Kida.

Peu satisfaite des réponses de sa collègue, la jeune femme hausse finalement les épaules, laissant tomber son petit jeu en se disant probablement qu'elle en saura plus lorsqu’elle la croisera au travail, lorsque Nehla sera plus prompte à papoter avec elle. Kida est friande des ragots, c’est la première à lancer des rumeurs à l’auberge, ce qui a le don d’agacer ses collègues, en particulier la jeune mage en quête d’aventures.

Nehla attend quelques instants, comptant les pas de Kida, puis inspire longuement, les yeux clos. Elle finit par expirer doucement, les yeux baissés vers son carnet.

Je suppose que je peux… enfin ça devrait être envisageable. Un jour, si j’ai l’occasion. Même si en l’occurrence… c’est plutôt ça que je cherche…

Elle fait glisser son index sur la carte jusqu’à atteindre Courage. Elle adresse un clin d’œil au jeune homme en replaçant une mèche de cheveux derrière son oreille. La serveuse fait ensuite glisser le carnet vers elle et fait défiler les pages jusqu’à arriver à la toute dernière, son crayon à la main. Elle s’apprête à y poser le bout de la mine lorsque Dorgen la stoppe dans son élan en posant son doigt sur la feuille. D’un geste habile, il tourne le cahier, de manière à ce que cette dernière page devienne la première.

Il me semble que c’est une histoire que vous commencez à écrire. Il faut commencer par le début, pas par la fin.

Elle soutient son regard avant de lui rendre son sourire et de pencher à nouveau la tête sur la page. Elle y inscrit son prénom, son nom et s’applique pour coucher sur le papier crème le nom de la ville quelle visitera prochainement. Elle observe pendant de longues secondes ces quelques lettres, promesses d’une grande aventure pour elle, probablement juste une formalité pour certains. Elle relève finalement la tête pour poser ses yeux sur un Dorgen qui la regarde, un léger sourire aux lèvres.

Merci pour vos conseils, Monsieur Reensoar. Je tâcherai d'être à la hauteur.

Ils s’observent pendant quelques secondes avant que Nehla ne brise finalement le silence.

Vous y êtes allé ? Vous pourriez peut-être me conseiller un lieu où dormir, ou m’indiquer le chemin à prendre, ou peut être avez-vous des informations importantes qu’il faudrait que je sache avant de partir. Oh, bien sûr, je ne vais pas partir tout de suite, mais dans l’éventualité où je…

Sa phrase ne se termine pas, interrompue par un léger rire qui s’échappe des lèvres du jeune voyageur. Les joues de la jeune femme prennent à nouveau cette teinte rosée, elle repose ses mains sur ses cuisses et baisse la tête.

Pardon. Je m’emballe encore.

Le rouquin se penche finalement légèrement sur la table pour récupérer le carnet et l’ouvrir à la page de la carte. D’une voix douce et posée, il commence à indiquer plusieurs chemins possibles, ceux qu’il vaut mieux éviter si elle voyage seule, il lui recommande quelques lieux, sans lui laisser le temps de noter toutes ces informations dans son cahier. Elle tente bien de récupérer son bien le plus précieux à plusieurs reprises, mais Dorgen n’a de cesse de faire glisser l’objet un peu plus vers lui à chaque fois qu’elle essaye de le chaparder, un sourire un brin malicieux aux lèvres.

Ils sont finalement interrompus par Kida qui pose au centre de la petite table le fameux dessert, un soufflé chocolaté cachant une crème glacée. Nehla ne prend pas la peine de lever les yeux vers sa collègue, elle murmure un bref merci, toujours suspendue aux paroles de l’aventurier, attendant impatiemment la suite. Elle refuse toute distraction qui l’empêcherait de se souvenir parfaitement de ce qu’il lui a dit, afin de le noter dans les secondes qui viendront, lorsqu’il aura enfin lâché son carnet. Elle pousse l’assiette vers le jeune homme en lui tendant une grande cuillère, dans l’espoir de lui faire lâcher son recueil, mais en vain.

Vous vous en souviendrez. Et si ce n’est pas le cas, ce sera une vraie aventure. Ce n’est pas plus mal, non ?

La jeune femme lance un regard interloqué vers Dorgen, avant de froncer les sourcils. Il laisse à nouveau échapper ce petit rire avant d’attraper la cuillère qu’il lui tend.

Allons. Ayez un peu confiance.

Une main toujours posée sur son carnet, il plonge sa cuillère dans le soufflé, le faisant brutalement éclater. Une légère vapeur s’échappe du dôme, laissant apparaitre la glace qui fond légèrement, imbibant le gâteau. La jeune femme observe toujours Dorgen, les sourcils froncés, sans bouger d’un pouce, malgré l’odeur alléchante du plat qu’il commence à dévorer.

C’est vous, mon opportunité.

Un léger sourire se dessine sur ses lèvres, sans pour autant qu’elle ne lève les yeux de son carnet pour le moment. Ce Monsieur Reensoar a décidément bien des choses à raconter, et elle en est ravie. Elle pose son crayon sur la table et referme son carnet, nouant le petit lien de cuir pour contenir les pages encrées, avant de s’adosser contre sa chaises, relâchant ses épaules. Elle prend soudainement conscience de la proximité du jeune homme mais surtout du silence de la salle de l’auberge, brisé uniquement par le bruit de la vaisselle posée sur les plans de travail de la cuisine. Elle jette un œil à la grande horloge, puis son regard descend doucement sur les grandes fenêtres. La nuit est tombée depuis bien longtemps, et ce temps, elle ne l’a pas vu passer.

Un coin de lune absorbe ses pensées, et, comme souvent, un moment d’absence se prolonge de quelques secondes avant qu’elle ne reprenne ses esprits, revenue à la réalité par un mouvement de Dorgen qui s’installe lui aussi plus confortablement. Ses pommettes rosissent légèrement, elle coule un regard vers le jeune homme avant de lui sourire.

Une place de serveur va peut-être bientôt se libérer dans une auberge que je connais bien, si vous avez besoin d’un travail…

Elle replace quelques mèches de cheveux derrière son oreille, toujours en vain puisqu’elles ne restent jamais bien longtemps disciplinées, puis elle se redresse sur sa chaise en se tournant vers le voyageur.

Merci pour tous ces conseils, Monsieur Reensoar. Et si l’envie vous en prend, si vous décidez de faire un tour quelque part, nous pourrions faire un bout de chemin ensemble. Enfin, c’est comme vous voulez, mais, ce sera un grand plaisir pour moi de voyager avec vous.

Le ton de sa voix a légèrement baissé en prononçant ces derniers mots, alors que son regard se perdait dans celui du jeune homme.

Enfin, ce sera pratique, puisque vous êtes bien plus expérimenté que moi. En termes de voyages. Enfin sûrement sur beaucoup d’autre choses aussi, mais ce n’est pas ce qui m’intéresse. Bien sûr, ça m’intéresse mais en l’occurrence…

Elle est stoppée dans son monologue qui n’arrange rien à sa situation par un léger rire, alors que Dorgen se rapproche légèrement d’elle en se redressant à son tour sur sa chaise.

Je saurais vous trouver, si l’envie m’en prend.

Les lèvres légèrement entrouvertes, elle tente en vain de prononcer quelque chose, avant de fermer les yeux quelques secondes en respirant le plus calmement possible.

Bien sûr. Vous saurez. Si vous avez envie.

Elle se râcle doucement la gorge avant de reculer légèrement, attrapant son carnet pour le ranger dans son sac d’une main alors que l’autre s’évertue, encore une fois, à replacer cette satanée mèche noire qui passe inévitablement encore plus devant ses yeux lorsqu’elle penche la tête. Toujours occupée par son sac, elle attrape un petit calepin et y griffonne quelques mots à l’attention de Kida, qui mettra le coût du repas sur sa note. Elle prend beaucoup plus de temps que nécessaire pour rédiger les quelques mots, tentant en même temps d’apaiser le feu de ses joues, les battements de son cœur et de mettre de l’ordre dans ses idées et de déchiffrer le comportement de Dorgen, ne sachant pas vraiment si elle doit chercher à lire entre les lignes, ou si elle se fait des idées, elle dont l’imagination peut être parfois bien trop fertile.