La fille de la lune

Feat. Ayshara

Quatre mois s’étaient écoulés depuis le siège d’Ikusa, bataille décisive quant à l’avenir du royaume désertique. Par sécurité, le bretteur avait jugé préférable de ne pas y remettre les pieds jusqu’alors, malgré les opportunités qui s’étaient présentées à lui. En effet, les guerres étaient une véritable aubaine pour un chasseur, dont les services étaient souvent sollicités par les belligérants. Bien trop occupés à se battre, ils devaient effectivement faire face aux problèmes que posaient les monstres et autres créatures surnaturelles, attirés par l'odeur du sang et les cadavres. Profitant des murailles percées pour se faufiler, ils attentaient à la vie d’honnêtes gens. Si Ivar n’aimait pas les conflits, il devait reconnaître qu’ils lui garantissaient du travail et de quoi remplir sa maigre bourse.

Mais, l’instabilité politique provoquée par le changement de dirigeant était source de danger. Au cours de périodes aussi troubles que celles-ci, il n’était pas rare que le peuple cherche un bouc-émissaire. Un fautif que tout le monde pointait du doigt et qui ne survivait rarement très longtemps, endossant le poids des embûches semées par le destin. Quoi de mieux qu’un vagabond, seul et jouissant d’une mauvaise réputation ? L’épéiste aux cheveux d’albâtre n’était pas idiot. Il savait que tôt ou tard, les culs-terreux du coin chercheraient à le traduire en justice devant un tribunal populaire et bien loin d’être impartial. Survivre impliquerait alors de transformer les rues de la capitale en une véritable boucherie. Ainsi, il s’était aventuré au-delà du Mont Kazan et avait accompli plusieurs contrats à Shoumei. Un travail assez simple, sans grand intérêt.

En chemin, il avait eu vent de la stabilité nouvellement rétablie au sein du pays. Curieux, Ivar souhaitait vérifier la véracité de ces informations par lui-même. Il avait donc chevauché jusqu’aux portes d’Ikusa, où une fois arrivé, il dénicha rapidement un client. Un fossoyeur, confronté à plusieurs goules qui sévissaient dans le cimetière. En plus de dévorer la dépouille des défunts, elles s’en prenaient aux visiteurs venus se recueillir. Le Shur’tugal négocia sa prime, la jugeant trop maigre au vu de la tâche à accomplir. Lorsqu’ils se furent tous deux accordés sur un prix, il prit la direction de la nécropole. Quelques piécettes en retour, rien de plus, mais de quoi passer une nuit à l’auberge.


Le Sang d’Houblon, un établissement à la fois élégant et distingué, très prisé de la haute et moyenne société reikoise. Il suffisait d’observer l’accoutrement de certains : pourpoints et tuniques colorées. Visiblement, la violence des combats passés l’avait épargné, tout comme sa clientèle qui se bousculait pour pénétrer à l’intérieur. Ivar n’avait pas pour habitude de fréquenter de telles tavernes, où il n’était généralement pas le bienvenu. Personne ne désirait boire en compagnie d’un vagabond ou d’un tueur. Habituellement, il se contentait de sinistres et lugubres cabarets. Mais, le fossoyeur lui avait donné rendez-vous en ce lieu. Étrangement, le bâtiment était entouré de plusieurs fantassins armés, contrôlant chaque entrée et sortie. L’épéiste aux cheveux d’albâtre soupira à l’idée qu’une personnalité importante pouvait se trouver à l’intérieur. Puis, il avança jusqu’à la porte, où il fut interpellé par deux soldats.

Comme il s’y attendait, ses épées furent confisquées et les deux sentinelles échangèrent un regard perplexe à la vue des trois têtes qui pendaient à la ceinture du jeune homme. Des goules, dont les yeux trahissaient encore la terreur qu’elles avaient ressentie lorsque la mort les avait fauchées. Du sang s’écoulait de leur gorge tranchée, teintant le sol poussiéreux de taches pourpres. Des coups d’épées peu élégants, mais efficaces avaient suffi à les tuer. Un travail de routine pour le Shur’tugal, qui n’avait aucunement ressenti le moindre danger en foulant de son pied le champ du repos. Face à la surprise et à la répugnance des gardes, il se contenta d’esquisser un sourire à moitié dissimulé par sa sombre capuche. Puis, il pénétra à son tour dans l’édifice, essuyant les insultes et menaces des soldats et chercha du regard son client.


Sans grande surprise, l’ambiance battait son plein à l’intérieur de la taverne, où chacun vaquait à ses occupations. Certains buvaient et s'esclaffaient un poil trop fort, d’autres jouaient aux cartes. Quelques-uns se plaisaient à courtiser les dames. La forte présence de gardes n’échappa pas au bretteur, confirmant à nouveau ses soupçons quant à la venue d’un client de marque. Mais, il ne s’attarda pas davantage et demanda à l’une des serveuses où se trouvait le fossoyeur. Cette dernière lui indiqua alors la réserve. Le chasseur la remercia d’un signe de tête et s’empressa d’aller à sa rencontre. Il ne souhaitait pas rester plus de temps que nécessaire, préférant les lieux calmes et isolés aux zones trop peuplées et bruyantes.

Il n’y avait personne. Ivar soupira, et commença alors à faire les cents pas, les bras croisés… jusqu’à ce qu’un détail l’interpella. Des fleurs noires en forme de clochette étaient posées sur une étagère. Certaines avaient été broyées à l’aide d’un mortier et d’un pilon, signifiant qu’elles avaient été utilisées dans une préparation. Nul doute qu’il s’agissait de clochettes de la mort, une herbe utilisée en tant que base dans de nombreux poisons. Une telle substance n’avait rien à faire dans une taverne, à moins que… Le Shur’tugal fit immédiatement volte-face, sortant en trombe de la réserve. Par la même occasion, il bouscula le fossoyeur qui fut renversé au sol. Ivar n’y prêta pas attention, affichant un air inquiet sur le visage. Il chercha du regard celui ou celle qui était au centre de l’attention de tous depuis le début de cette soirée. Puis, il l’aperçut.

Une femme au regard améthyste, vêtue d’une robe rouge de très bonne facture, mettant en valeur ses formes délicieuses et harmonieuses. Si la situation n’était pas alarmante, nul doute que le chasseur l’aurait décrite davantage, mais ce n’était pas le moment. Il s’agissait d’Ayshara Ryssen, reine du Reike et héritière d’une dynastie en proie à l’oubli. Adossée contre le comptoir, le barman venait de lui servir à l’instant une coupe de vin, qu’elle portait à ses lèvres roses. Personne ne semblait y prêter attention, chacun étant pris dans la cacophonie des festivités. Sans réellement prendre le temps de réfléchir, il fila dans sa direction :

▬ Que personne ne bouge ! Hurla-t-il, espérant couvrir les discussions des convives par sa sommation.

Le bretteur n’avait aucun plan en tête, si ce n’est renverser la Reine et son verre par la même occasion. Un pari risqué, car son acte pourrait être vu comme une agression ou pire encore. Si elle désirait faire tomber sa tête ensuite, très bien, mais cela attendrait qu’elle soit hors de danger. Usant de la magie, il espérait être assez rapide pour l’en empêcher. Dans sa tête, il pouvait entendre les mises en garde de son mentor, le poussant à ne pas endosser le rôle d’un justicier. Mais, il préféra les ignorer, quitte à avoir dans quelques instants l’ensemble de la garde royale sur le dos.

La fille de la lune

Feat. Ayshara

Sous leurs coups de pinceau, une toile prenait graduellement forme. Adonnés à leur fibre artistique, ils épaississaient frénétiquement les traits de ce tableau, oeuvrant de concert pour parfaire la peinture et ce qu’elle représentait. À s’y méprendre, un observateur étourdi affirmerait volontiers qu’elle était réelle, exposant des faits dont la véracité et l'existence étaient indéniables. Mais, l'œil attentif d’un amateur prouverait le contraire. Rien de ceci n’était vrai, tout n’était qu’apparences et illusions. Comment pouvaient-ils festoyer et se détacher des récentes épreuves qu’avait traversé le royaume, ne serait-ce qu’un instant ? Si les combats avaient cessé, la faculté de diriger était aujourd’hui détenue par un usurpateur, aux mains ensanglantées. Derrière-lui, il n’y avait qu’un amas de corps sans vie et une longue traînée de sang. Pourtant, le lieu était comme imprégné d’une effervescence enivrante, qui ne cessait de croître. Les individus présents au sein de l’établissement avaient oublié l’horreur, se mouvant désormais au rythme d’une mélodie irrésistible et s’abreuvant d’eau-de-vie. Le Sang d’Houblon existait parallèlement au reste du monde, prenant son indépendance au regard de la violence du Sekai.

Se souvenir était pourtant crucial, une même erreur était alors moins susceptible de se reproduire. En dépit de ce constat, un grand nombre d’Hommes préféraient oublier, jouissant de cette aptitude qui en avait délaissé certains et privilégié d’autres. Le bretteur était incapable de se soustraire du passé et constamment, il se remémorait ce qu’il avait vécu. Tourmenté, il l’était. En proie aux remords et aux regrets, il l’était également. Dans la mémoire, il y voyait une opportunité de mieux agir et une forme de sentence pour les fautes commises. L’avantage de voyager seul, c’est qu’il pouvait pleinement se livrer à ses tracas et à ses préoccupations, sauf… Sauf lorsqu’il était en compagnie de Ranthia. La présence de l’élémentaire de feu était aussi irrésistible pour le Shur’tugal que l’était la fête pour ses convives. À ses côtés, le temps semblait s’arrêter net et la chaleur de son étreinte réduisait en cendre cet excès de cynisme dont l’épéiste souffrait. Son regard flamboyant était la lumière venant chasser les ténèbres qui l’entourait. Oui, Ivar était lié à la jeune femme par un lien très spécial, la rendant unique.

Il aurait certainement pu s’esquiver et quitter les lieux, seller son cheval et fondre au triple-galop en dehors de la ville, avec quelques piécettes en sa possession. Mais, comme à son habitude, le Shur’tugal avait eu un semblant de conscience et au regard des informations dont il disposait, il n’avait pas pu se résoudre à fermer les yeux. Au diable la discrétion et l’anonymat, sa voix avait porté aux quatre coins de l’établissement, ordonnant au rassemblement de rester immobile. Puis, il avait ensuite heurté l’héritière de la dynastie des Draknys et par ce geste, le contenu de sa coupe s’était déversé sur le plancher de la taverne. Ivar n’était aucunement ennuyé pour avoir coupé court aux festivités. Peut-être était-ce dû à son entraînement qui l’avait privé de toute émotion ? L’homme aux cheveux d’albâtre n’était pas d’humeur à festoyer et l’heure n’était pas à s'enivrer, alors qu’un ou plusieurs individus avaient attenté à la vie de la Reine du Reike. Libre à eux de molester et de le maudire, il n’aurait pas cet assassinat sur la conscience. À nouveau, il agissait tel un chevalier errant ou un justicier, sans se préoccuper de son sort et des conséquences. Le destin ne lui avait-il donc rien appris ?

Presque immédiatement, tous les regards se tournèrent vers la monarque et le pourfendeur de monstres, situés à quelques pieds seulement du comptoir où elle se tenait un peu plus tôt. La violence du choc l’avait malhabillement fait trébucher et fort heureusement pour elle, Ivar avait eu le réflexe de la rattraper. Désormais, elle reposait dans ses bras. Si la situation n’était pas aussi alarmante, nul doute qu’il aurait savouré un tel moment, dont peu de gens pouvaient se prévaloir. Il n’était pas anodin de se tenir aussi proche d’une femme aussi belle, et encore moins occupant pareilles fonctions. Elle incarnait l’espoir de certains, les vestiges d’une époque révolue pour d’autres. Certains la dépeignaient comme une victime du conflit, d’autres acclamaient sa bravoure et son courage au regard des récents événements. Il ne l’avouerait jamais, mais l’épéiste éprouvait une forme d’admiration pour elle, mariée à de l’empathie. Et on disait des Shur’tugal qu’ils n’avaient pas de cœur ? Ses pupilles de félin se posèrent dans le regard améthyste de la jeune femme un court instant, puis il lâcha son emprise. Son attention se porta en effet sur le contenu du verre, brisé sur le plancher de l’établissement. Le liquide était bien plus sombre qu’un vin traditionnel, Ivar avait vu juste.

▬ Quelle abomination ! Un Shur’tugal dans cet établissement ? Ce monstre a osé bousculer la Reine ! Qu’on l’exécute sur le champ ! S'exclama l’un des convives.
▬ Tais-toi, il pourrait sans aucune difficulté te tuer s’il t’entendait ! Lui répondit alors son voisin.  

Alarmé par ce qui l’entourait, le Loup Blanc en avait presqué oublié les interrogations de la femme aux cheveux immaculés, qui lui avait demandé d’expliquer les motivations de son geste. Son ton était autoritaire et bien que le Shur’tugal aurait volontiers remis en question l’ascendant qu’elle pensait avoir à l’heure actuelle, il était bien plus préoccupé par le fait d’être encerclé par une dizaine de gardes royaux. La pointe de leur lance était désormais dressée contre lui et il prenait conscience de la position délicate dans laquelle il se trouvait. Complètement désarmé, le bretteur n’était pas en mesure de jouer de l’épée pour sortir indemne du Sang d’Houblon. Il soupira, regrettant d’ores et déjà son acte de bravoure. La compassion n’était généralement pas une qualité que l’on pouvait attribuer aux hautes-personnalités politiques. Ivar espérait que la dragonne se montrerait davantage compréhensive et à l’écoute de sa version des faits.

Délicatement, sa main vint se poser sur l’étui de son couteau, dissimulé par son habit de voyage. En apparences, il estimait être capable de terrasser les trois fantassins qui se tenaient devant la porte s’il rencontrait la moindre résistance. Puis, à l’aide de la magie, il devrait pouvoir alors assurer sa fuite et partir au triple-galop jusqu’aux remparts de la ville. Si cela ne fonctionnait pas, il n’aurait pas d’autres choix que de poser sa lame contre la gorge de son interlocutrice. Son attention se porta à nouveau en direction de la souveraine, qu’il observa un instant avant de prendre la parole. Si sa voix ne trahissait aucunement la tension environnante, il était aisé de constater l’embarras du pourfendeur, qui cherchait à formuler sa pensée le plus adéquatement possible.

▬ Veuillez me pardonner pour mes agissements, je n’ai aucunement l’intention de vous nuire, commença-t-il à bafouiller. Pour être tout à fait transparent avec vous, il semblerait que l’on ait tenté de vous empoisonner et par extension, de vous assassiner. Je n’ai fait que ce qui me paraissait juste.

L’homme aux cheveux d’albâtre désigna presque aussitôt le bois qui commençait graduellement à être rongé par le sombre liquide. S’il n’était pas intervenu, la Reine serait à l’heure actuelle à l’agonie, se décomposant en une flaque de sang et de chair. Il espérait ainsi que sa parole, appuyée par la réaction chimique du produit, suffirait à dissiper tout malentendu et lui éviterait donc de passer un sale quart d’heures avec la garde royale d’Ikusa. Ivar ne souhaitait pas en découdre avec l’élite du pays désertique d’une part, et encore moins mettre sa vie en jeu suite à un quiproquo d’autre part. Quitter les lieux était désormais sa seule motivation, et il était prêt à ne plus jamais remettre les pieds au Reike si cela était nécessaire afin de conserver sa tête.

Mais, sa curiosité et son désir d’aider le poussaient à rester un peu plus longtemps. À vrai dire, l’épéiste était inquiet quant à la sécurité de la jeune femme aux cheveux immaculés. Quelqu’un avait essayé de l’assassiner, alors que celle-ci était pourtant bien entourée, profitant d’un court instant d'inattention pour agir. Le Shur’tugal n’avait aucunement l’obligation de s’impliquer, ce n’était pas de son ressort. Après tout, il chassait les montres moyennant finances, il n’était ni enquêteur, ni garde royal. Il hésitait. Prendre part aux investigations, c’était un risque supplémentaire de s’exposer à des conséquences sur lesquelles il n’avait aucun contrôle. Qui plus est, sa prétendue obligation de neutralité l’empêchait d’agir. À nouveau, il soupira, regrettant ce qu’il s’apprêtait à faire. Ivar ne pouvait ignorer le danger qui guettait la dragonne. Il s’approcha de la flaque et se saisit d’un morceau de verre, imbibé du liquide qu’il huma ensuite. Il s’agissait bien clochettes de la mort, il n’y avait aucun doute à ce sujet.

▬ Si j’en crois mon expérience et ce que j’ai vu dans la réserve, nous avons affaire à des clochettes de la mort. Il s’agit d’une base utilisée dans de nombreux mélanges mortels. L’auteur de ce mélange est probablement ici, dit-il à l’intention de l’héritière des Draknys avant de se tourner vers la garde royale. Au lieu de me fixer comme des idiots, vous feriez mieux de vous assurer que personne ne rentre ou ne sort de l’établissement, non ?